4 novembre au 15 novembre 2017 – Russie : Omsk – Irkoutsk – Lac Baïkal (île d’Olkhon) – Vladivostok – Mer du Japon
Inoubliables couleurs
Depuis Astana, la capitale du Kazakhstan, nous avons pris un bus de nuit pour rejoindre Omsk, en Russie. Après avoir roulé sur une route blanche de neige et traversé des villes aux toits blancs, la lumière du jour apparaît imperceptiblement.
Précédent le voyage, il y a l’imaginaire. Sur un globe terrestre, le rêve est pluriel. Celui-ci endosse le nom de lieux, dont les sonorités sont des paysages à l’oreille. Les couleurs des altitudes et les profondeurs des océans chargent la respiration de curiosités. Il prend les traits de routes dont les sinuosités font frémir le corps entier. Parmi les déclinaisons de ces voies, il y a les chemins de fer. Entre eux, le transsibérien, plus longue ligne ferroviaire du monde (9297 kilomètres) qui est pour nous (et pour beaucoup d’autres) un rêve de voyageur. Une chimère de fer filant à travers la Sibérie.
C’est avec cette impatience à fleur de peau que nous patientions notre arrivée en Russie. La route blanche a laissé place à un opaque et épais brouillard. La visibilité est nulle. Le soleil, seule couleur chaude dans ces paysages de nuances froides chasse la nuée. Apparaissent alors des forêts de parts et d’autres de bouleaux, maigres géants aux écorces blanchies et aux branches chétives. Au pied de leurs troncs, la neige comme une chienne de garde. Nous nous arrêtons brièvement à un café, l’asphalte est maintenant découverte. La frontière est en vue, avec tout le mal que nous avons eu à obtenir le visa russe (voir articles Bulgarie et Géorgie), nous avons hâte.
A la frontière kazakhe, la question devenue habituelle de la possession d’une arme à feu. Rien à signaler hormis la rencontre d’un russe passager du bus plus que sympathique. Côté russe, le soldat qui monte regarde nos passeports. Barbara a plusieurs questions sur son séjour en Iran (qu’est-ce qu’elle y a fait ? Qu’en a-t-elle pensé ?…), Aurélien une légère suspicion à cause de son court séjour à New-York en 2012. Nous sortons du bus et allons dans la petite cahute frontière. Pour Barbara, nouveau douanier même questionnement sur l’Iran. Puis une troisième couche avec la femme au bureau qui contrôle et tamponne son passeport. Aurélien a quelques questions mais rien de méchant. Au moins, nous voilà en Russie. NOUS SOMMES EN RUSSIE !
Le bus traverse une route qui sépare deux paysages enneigés, notre joie est immense de découvrir que le doux manteau blanc couvre pareillement Omsk. La Russie enneigée, la plus belle carte postale du pays ! A la gare, nous retirons nos premiers roubles, achetons une carte sim russe et mangeons à la cafétéria. Purée saucisse pour Barbara, feuilleté à la viande pour Aurélien. Dans le coin opposé de la petite salle miteuse, un homme ne cesse de fixer Aurélien. Est-ce que les russes vont le dévisager de manière insistante comme les kazakhs le faisaient parfois ? Non, l’homme lui sourit et lève son verre comme pour trinquer à distance. Aurélien imite le geste avec sa tasse de thé, et les deux échangent un grand sourire. A l’arrêt de bus, avec notre petit vocabulaire de russe renforcé par notre route dans les pays d’Asie centrale, les personnes nous indiquent le bon arrêt et le bon numéro à prendre. A l’intérieur, le chauffeur signale à la contrôleuse (à qui on achète également les tickets) de nous prévenir lorsque cela sera notre arrêt. La dame semble trop vieille pour encore travailler à son âge, le sommeil la gagne quelquefois sur son siège. Dans la rue, les gens répondent à nos sollicitations et nous aident à trouver notre chemin. Nous parvenons à la petite auberge de jeunesse égayée par toutes ces gentillesses.
Nos sacs posés et les douches prises nous ressortons. Nous souhaitons changer nos billets du transsibérien pour partir dès le lendemain afin de rester un jour supplémentaire au lac Baïkal. Direction la gare, de nombreux bus publics circulent. Comme les voitures, ils ont les vitres toutes sales d’éclaboussures de neige et de boue. Certaines femmes marchent en talons mais toujours couvertes d’un épais manteau (en fourrure généralement). Avec autant de neige nous entourant, autant dire que nous nous sentons aussi légers que celle-ci. Une âme d’enfant nous habite. Au milieu d’une route (sur un passage piéton en deux temps), Aurélien reçoit une belle vague de neige fondue. Le manque d’expérience ! Le bus est là. Nous arrivons à la gare, une des 990 desservies par le chemin de fer. Le bâtiment est d’une belle couleur vert d’eau aux encadrements blancs. Le thermomètre digital affiche -0°. Le froid est sec, nos habits sont à la hauteur, nous n’avons pas froid. Au guichet de la gare, la femme nous dit qu’il est impossible de changer nos billets. Sa voisine vient, elle parle anglais et nous dit de basculer au guichet d’à côté. Combien de fois avons nous lu qu’il n’y avait aucun anglophone aux guichets des gares russes. En outre, la femme est d’une grande gentillesse, elle nous explique les modalités de remboursement. Nous lui montrons les places souhaitées et après plusieurs manipulations, c’est fait. Départ demain 15h26.
Nos billets en poche, nous marchons sur les trottoirs désormais gelés de la ville. Les lampadaires à sodium brillent de leurs lumières oranges. Nous fêtons notre arrivée dans le plus grand pays du monde avec un dîner au restaurant ! Une bière pour chacun. Par contre le menu…tout en cyrillique, do you speak a little english ? Niet. Souvenir éclair (ou de survie) d’Ouzbékistan, le Bortsch ! Soupe russe aux betteraves. Voilà notre festin accompagné de deux pains à l’ail. Une gaufre pour couronner le tout. A la fin du repas, le couple russe à côté de nous a déjà recommandé une nouvelle carafe de vodka en plus de leurs bières finies.
Au réveil, nous prenons le temps de faire tout le travail numérique que nous ne pourrons pas faire les prochains jours. Aussi nous allons faire les courses pour les deux prochains jours : au menu nouilles instantanées et petits gâteaux. Nous empaquetons nos sacs, dehors il neige légèrement. Nous ne nous lassons pas d’être les pieds dans la neige. Au milieu de cette ville grise, nous sommes tout zygomatiques déployés ! A la gare, nous mangeons à la cafétéria. Un des trains de la RZD (compagnie ferroviaire russe) est là, gris avec son bandeau rouge. Dans ces moments , l’impatience est une exquise émotion qui se savoure à chaque seconde. Même s’il y a déjà comme une certaine familiarité avec le trajet qui nous attend. Auparavant, dans notre voyage nous avons pris des trains de nuit (Géorgie, Arménie, Kazakhstan…), Dans ces pays de l’ancienne Union Soviétique, les trains sont construits selon le même schéma.
12h15 au panneau d’affichage (les trains sont affichés à l’heure de Moscou), nous rejoignons le quai tout blanc. La provodnista (responsable du wagon) est là avec son grand manteau et chapeau bleu marine. Derrière elle, d’un gris reluisant de neige fondue, le train. Il est là grand devant nous, aussi grand que nos yeux pétillants. Compter le nombre de fois où nous sommes montés dans un wagon nous serait impossible, mais il est certain que cette montée restera dans nos cœurs. Contrôle de nos passeports et de nos tickets, la responsable nous fait un petit signe de tête. Un petit hochement pour de grands moments, du moins nous l’espérons.
A l’intérieur, le train est presque vide. Nous avons pris nos places en 3ème classe, plus propice aux rencontres et moins chères. Les couchettes sont sur deux niveaux, d’un côté du couloir elles sont en longueur, de l’autre dans un renfoncement de quatre couchettes (les meilleurs emplacements). A chaque extrémité un toilette, du côté du samovar (ballon d’eau à cent degrés), la cabine de la provodnista. Comme il ne restait plus beaucoup de places, nous avons pris deux lits supérieurs. Par chance nos voisins du bas ne sont pas encore là et nous pouvons tranquillement faire nos couchettes avec les draps donnés par la responsable. Des petits nœuds en papiers sont collés sur la vitre, les premiers instants sont parfaits. Petite secousse, la locomotive se met en route et avance doucement. Nous y sommes, réellement.
Après les multiples traversées de déserts chauds, de sables ou de pierres, sous des soleils ardents, nous filons à présent au milieu d’un pays de neige. Le ciel est une buée monochrome, le manteau neigeux recouvre tout ce qu’il peut. S’il n’y avait pas les villes et les trains croisés, nous croirions à un paysage en gris et blanc. Dans ce décor hivernal, les arbres et les touffes d’herbes survivent sans que nous sachions comment. Nous demandons deux « Kruchka » (tasses) pour nous servir du thé chaud. Leur socle est en étain sculpté à l’effigie d’une ville. Nous y versons l’eau chaude. Le samovar est l’oasis du désert froid russe. Les mains chauffées autour de la tasse et regarder ainsi le paysage défiler n’a jamais été aussi jouissif. La neige tombe par moment, tournoyante violemment dans le courant d’air du train. La nuit tombe vite. Un peu plus loin dans le wagon, ça parle français. Un homme mat de peau, le seul avec Aurélien, le regarde souvent. Solidarité d’épiderme ? A un arrêt durant lequel Aurélien descend prendre des photos, l’homme s’approche avec un « As salam alikoum » auquel Aurélien répond « Wa alikoum salam ». L’homme reprend « Musulman ? », réponse « Athéiste ». Assad est tadjik et Aurélien est son nouveau copain.
A Novossibirsk comme l’arrêt est de quarante minutes, nous nous promenons sur les quais et ponts enneigés, faisant confiance à Assad pour la remontée. Nous rencontrons les deux français, deux angevins (Joseph et Marc-Antoine) qui rejoignent Pékin en train. Ensuite nous sympathisons avec nos voisins de couchettes du bas : Segui, un russe d’une quarantaine d’années aux dents en or ; Neila d’origine kazakh et adorable femme. Nous sommes un peu limités par nos manques de vocabulaires respectifs mais nous essayons. Et puis, nous aimons les écouter car entre ces deux inconnus la conversation se fait facilement. Ils ont l’habitude du train et nous laisse toujours de la place pour que nous puissions nous asseoir sur leurs couchettes. Il y a une vraie entente entre nous. Au moins, ils n’essaient pas de nous marier comme essaient de le faire les deux tantes russes, aux coiffures très années 80s, avec les angevins et une certaine nièce célibataire au lac Baïkal. Nous nous couchons, bercés par le roulis du train, ravis de ces premiers moments.
Au matin, en plus de la lumière extérieure, l’odeur de charcuterie vient nous réveiller. Nos petits gâteaux et un thé chaud nous ouvrent plus l’appétit. Des jeunes filles russes exécutent un dur entraînement de gymnastique sous les yeux de leur mère. Les angevins descendent. Les paysages perdent progressivement leur neige, laissant apparaître des couleurs de terres humides. A un arrêt, un russe aborde gaiement Aurélien ravi de rencontrer un étranger. Quelques phrases échangées et allez, une petite photo avec le françouzki ! Les passagers russes ont une spontanéité et des attentions très appréciables. Nous passons la journée, rythmée par les tasses chaudes de thés. Nous écrivons nos carnets, prenons des photos, savourons le paysage, l’ambiance du train. Aux moments des repas, les femmes et les hommes mangent majoritairement de leurs côtés. Les femmes font la conversation autour d’une table, partageant leurs tupperwares et autres tartines, tandis que les hommes se divisent du poulet et du pain dans le couloir. Le reste du temps, tout le monde s’occupe en parlant, lisant, se laissant emporter par le paysage défilant à la fenêtre, tapotant sur le téléphone, dormant ou jouant aux cartes. D’ailleurs, alors qu’Aurélien les observe jouer, le russe avec qui il a prit la photo l’invite à jouer. Le voilà assis au milieu de cinq-six russes sans rien comprendre aux règles. C’est un dérivé de la belote avec des règles russes. Pour l’aider deux habitués lui conseillent quoi jouer. Le moment est à la fois magique et hilarant pour tout le monde. Comme si Aurélien était le plus jeune d’une bande de vieux briscards. Le rire est le vocabulaire le plus universel de l’Humanité.
Au second matin, la neige devient rare. La vie à bord se réveille doucement. Il y a quelque chose de très théâtral dans la manière de converser entre Neila et Ségui. Ils se parlent en regardant la fenêtre, captivés par l’extérieur. Leurs phrases semblent se perdent dans le lointain défilant, et la lumière du paysage se reflète sur leurs visages. Ce sont des très beaux moments où l’absence se mêle au temps. La provodnista prend très soin du wagon. L’intérieur est très propre grâce à ses nombreux passages de balai et de serpillière. Nous longeons une très grande base militaire, Ségui dit « América » et fait un signe de main rasant tout sur son passage. Cela le fait rigoler. Pas l’Europe avec qui nous sommes amis traduit son signe de poignée de mains. Voilà que nous arrivons déjà à la gare d’Irkoutsk. Un très beau soleil accompagne notre sortie du train. C’est un peu le soulagement, une finlandaise rencontrée à Boukhara nous avait annoncé -40° (elle a vécue trois ans ici). Nous sautons dans un bus pour rejoindre la gare routière, d’où partent les marshrutkas. Le centre ville est fait principalement de bas immeubles et de maisons en bois. A la cafétéria, toujours aussi bon marché, nous avons même le plaisir de goûter nos premières blinis (crêpes).
Ensuite nous sautons dans le marshrutka, dont le conducteur est bouriate (russe typé mongole). Nous roulons en direction de l’île d’Olkhon dont la particularité est d’être située sur le lac Baïkal, immense étendue d’eau et lac le plus profond du monde. Un autre rêve lui aussi. La route traverse des étendues de steppe jaune paille, avec quelquefois des maisons en bois aux pentes de toits très raides (signe que la neige tombe souvent). Après un arrêt, où le chauffeur charge des réserves pour l’île, nous passons au milieu de grandes forêts. Les paysages sont magnifiques, inspirant les beaux sentiments d’évasion et de solitude. A point nommé nous arrivons pour prendre le ferry. Premier contact avec le lac Baîkal. La température s’est beaucoup rafraîchie. Sur l’île, la route est une piste de terre très dure et striée, ce qui n’est pas très agréable. Nous roulons dans une nuit noire plusieurs dizaines de kilomètres. Le chauffeur nous dépose devant l’auberge.
Suite à de nombreuses expériences positives d’autres voyageurs, nous avons choisi l’auberge Nikita. Un peu plus cher que notre budget, mais l’endroit semble super. Pour être sincère l’accueil est un peu froid (voir un peu agacé), et nous qui pensions arriver dans une petite auberge familiale avons l’impression de débarquer dans un mini wonderland de la maison en bois russe. Il y a trois domaines, tous bien décorés. C’est hyper aménagé et très loin de ce que nous aurions souhaité. Au moins, il fait chaud à l’intérieur, c’est impeccable et le repas délicieux. Ce qui est plus gênant c’est les à-côtés comme la connexion internet de trois heures en supplément.
Réveil aux premières heures dans l’espoir d’observer le lever du jour. Le froid saisit nos joues, l’aube est déjà claire. Dehors personne d’autre que les chiens de l’auberge qui nous accompagnent. Du haut d’une falaise, nous découvrons le célèbre rocher chamanique du lac Baïkal, d’une couleur bleu-gris. Fissuré par endroit, il semble éboulé d’un côté. Il concentrerait une grande force énergétique. Ce qui nous fascine davantage, ce sont les nuances de bleus. Elles sont prodigieuses, qu’ils agissent du ciel, du lac, de la rive opposée où les montagnes semblent retenir la lumière nocturne. Un paysage à s’y perdre des heures durant. Concernant le soleil, c’était de l’autre côté de l’île Nous rentrons prendre le copieux petit déjeuné de l’auberge, où Aurélien englouti tout le plat de wakamé (algues). Les batteries chargées, nous partons pour une randonnée sur la journée.
Aux abords du rocher chamanique, des totems de bois sont érigés là. Tous sculptés, souvent à l’effigie d’animaux. Nous descendons sur la plage du lac, où des filets de volley signalent que le lieu est fréquenté l’été. C’est l’inverse aujourd’hui et cela nous va très bien. La température n’est pas si froide, du moins notre équipement est efficace. L’eau est d’une clarté impressionnante, l’étendue du lac tout autant (près de 600kms). Les mélanges de bleus sont d’une intense beauté dont nous ne nous lassons pas. C’est comme un autre monde. Ensuite nous traversons une forêt, dans laquelle résonnent les becs des piverts sur les troncs d’arbres. Puis, ce sont des prairies ondulantes de steppes basses. Des groupements d’habitations apparaissent, quelques camps de vacances estivales. Il est triste de trouver des pots de nouilles instantanées enterrés dans la terre avec d’autres déchets (pourquoi les gens ne ramènent-ils jamais leurs détritus??!). C’est triste et affligeant, surtout dans un lieu naturel aussi beau. Nous prenons le temps, savourons cet endroit qui infuse en nous une sérénité particulière. Sur notre chemin nous croisons des vaches au pelage bien fourni. Pour le retour, un chien fait le chemin avec nous. Dans la forêt, il chasse un écureuil qui fuit en hauteur. Son pelage noir foisonnant le fait paraître grand. Arrivés au point de retour, nous essayons de dessiner le rocher chamanique. Le vent s’est levé, très froid. Nos doigts se raidissent, nous rentrons au chaud.
Le soir, Aurélien part voir la fin du jour. Il y rencontre Xavier, drôle et sympathique français parti pour un voyage d’une année. Les nuages sont de grands volumes cotonneux poussés par le vent. C’est très beau. Le soir, avec Erwan et Thibault, nous voilà cinq français (c’est à dire 90% des occupants) à faire la discussion jusqu’à tard. Le lendemain, dans le marshrutka c’est Joris et Léo que nous rencontrons. Eux vont jusqu’au Vietnam sans avion, mais passerons par la Mongolie et la Chine. Ils ont campé sur l’île et nous font bien rire en nous racontant qu’un renard a volé la moitié de leur dîner ! De retour à Irkoutsk, nous prenons le bus. La ville est difficilement qualifiable, à la fois industrielle et populaire avec ses maisons en bois. En bus nous croisons un buste de Lénine, le premier que nous voyons. Il nous faut préparer notre deuxième tronçon du transsibérien. Au programme grosses courses pour trois jours complets de voyage.
10 novembre, 7h47 départ d’Irkoutsk. L’agencement intérieur est légèrement différent par quelques détails. Très peu de personnes, nous faisons nos couchettes (cette fois nous en avons une supérieure et une inférieure). Pour nous souhaiter bon voyage, le jour se lève aux premiers roulements du train. Les couleurs sont d’une beauté puissante, mêlant rose et orange intensément sur la ville encore paupières closes. Très vite nous nous retrouvons au milieu de forêts partiellement enneigées, les paysages s’inscrivent durablement dans nos mémoires. Plus tard, un bouriate est notre premier voisin. Barbara se repose, Aurélien s’installe au plus beau bureau du monde. Une simple table, son carnet de notes et une fenêtre à travers laquelle la Sibérie défile merveilleusement. La magie du transsibérien est là, dans cet époustouflant paysage.
Comme il y a de la place, Aurélien retourne à son bureau préféré pendant que Barbara lit. Nous contournons le lac Baïkal durant plusieurs heures, tantôt au soleil tantôt dans la pénombre. Un russe rejoint Aurélien, Anatoly a trente quatre ans. Il ne parle pas anglais et quand Aurélien lui dit ne pas comprendre sa question, celui-ci répète un peu plus fort et plus lentement. Finalement avec le renfort de mimiques ils s’embarquent dans une conversation de plus de deux heures. Il est sympa, drôle et simple dans l’échange. Et puis c’est plaisant d’échanger avec un local aussi curieux que soi. Une des différences avec le premier tronçon est que de nombreuses vendeuses ambulantes de la RZD passent. Avec sa tête de touriste, Aurélien se voit proposer à chaque passage d’acheter un petit encas. Heure du déjeuner justement, nous entamons la conversation avec notre voisin bouriate. Ce docteur aux origines mongoles parle un peu anglais et nous raconte les gloires passées de ce peuple, Buvant des petites gorgées de cognac dans une bouteille en plastique (seule fois où nous voyons quelqu’un boire de l’alcool à bord). Il nous fait goûter les œufs de caviar du Baïkal. Puis il descend à Oulan-Oude, où une myriade d’enfants monte. C’est un peu la cohue et les embouteillages.
Anatoly revient nous voir. Se joignent à la conversation Nikolaï et Anton. Le premier est notre voisin de couloir, le second est un russe aux grands yeux céruléens et à la délicatesse sans pareil. Nikolaï connaît un peu d’anglais, Anton des mots d’un peu partout dans le monde. Quand ils descendent fumer, Aurélien les accompagne dehors explorer succinctement les gares. Aux gares, notamment après les traversées de rails enneigés, les cheminots vérifient l’état du dessous des wagons. A l’aide d’une grande tige de métal, il tape et dégage la neige qui s’est accumulée entre les différents rouages. Notre voyage les amuse beaucoup. Les mimiques d’Anatoly sont très drôles, surtout quand il nous prend pour des fous. Nous nous promettons un barbecue à Paris ou à Novossibirsk (sa ville) en 2019 ! Notre conversation à cinq est un grand moment de bonheur. Chacun y met du cœur et égaye les autres.
Le transsibérien est propice aux rencontres et nous sommes heureux des nôtres. Comme le trajet est long, il laisse le temps aux liens de se faire à petits pas. Cela se fait naturellement et nous savourons le fait qu’il en soit ainsi. Dehors les paysages sont fabuleux, même sans la neige qui a disparu. Des grandes forêts de conifères devant lesquels apparaissent quelquefois des maisons de bois très rustres. Petits lieux de vie incroyables. Des villes isolées, des fleuves gelés qui créent d’improbables chemins blancs. A l’approche du soir, leurs surfaces de glace fument légèrement. Les couleurs changent, les sommets des montagnes deviennent rouges. L’azur est lentement éloigné par une nappe rosissante, presque fluo. La rencontre des deux couleurs, très saturées, à l’œil nu est fabuleuse. Avec comme bouquet final, les contempler s’estomper dans le brasier crépusculaire. La nuit est là, Anatoly nous donne son surplus de nourriture car il descendra à Chita à 0h55.
Si nous sommes attristés à l’idée qu’il descende, nous sommes aussi impatient d’arriver à Chita. Maksim, le russe rencontré lors de notre traversée de la mer Caspienne (voir Azerbaïdjan) y habite. Nous arrivons, nous disons au revoir à Anatoly. Merci d’avoir été le premier à briser la glace du silence, merci d’avoir créé ce lien entre nous tous et à la prochaine. C’est un pincement au cœur submergé par une vague de joie à la vue de Maksim. Instantanément nous nous prenons dans les bras dans un immense sourire partagé. Il est venu avec Anastasia, sa petite amie, qui nous a cuisiné des gâteaux végans qui semblent très bons. En allant voir de loin la belle église de la ville (où il fait plus froid qu’ailleurs), il nous raconte comment il a traversé l’Ouzbékistan avec seulement 10$. Il est incroyable. En souvenir de notre pot de miel au Kazakhstan que nous lui partagions, il nous en offre un du pays! Et aussi un livre en cyrillique sur l’histoire de la région. Il en a même amené pleins de sa bibliothèque pour donner aux passagers. L’homme a un cœur aussi grand que son pays ! Entre nous il y a quelque chose de très fort, un lien qui résistera au temps. Nous sommes ravis de t’avoir revu Maksim, nos cœurs débordent de joies et sont impatients de te revoir.
En nous quittant, Maksim nous a dit que nous devrions revoir la neige sur notre chemin. Pour notre plus grand bonheur, elle est de retour au petit-déjeuner. En plus nos papilles sont en extase des délicieux cookies d’Anastasia. Car dans le transsibérien, les repas ne sont pas les plus goûtés, entre les nouilles et purées instantanées (où boîtes de salades russes), ce n’est pas la finesse des mets qui ravissent le palais. Ce matin monte le voisin de la couchette du bas face à la nôtre. Comme il faut de tout pour composer le monde, nous tirons le numéro de l’égoïste silencieux. Il reste allongé tout le temps sur sa couchette, empêchant Ayuna (une des jeunes filles montée avec tous les enfants) de s’y asseoir (nous lui faisons de la place). Lorsqu’il ouvre les yeux, c’est pour nous fixer le regard hébété. Aurélien continue l’article sur l’Ouzbékistan pendant que Barbara lit régulièrement. Aussi, nous échangeons avec Nikolaï et Anton. Le premier est touché que nous lui offrions le livre que Maksim nous a offert. Décidément les russes aiment les cadeaux, Anatoly avait également était très touché par notre pièce d’un euro offerte (qu’il souhaitait). D’autre part, nous faisons les connaissances d’Ayana (13ans) et Sarana (15ans). Avec Ayuna (16ans), les trois ne parlent pas anglais (Ayana un peu), mais sont nos trois meilleures copines avec qui nous plaisantons quelquefois.
Dans le train (du moins en 3ème classe), il n’y a pas de douche. Une petite serviette est fournie pour la toilette du visage. Inutile de préciser que nos cheveux graissent vite. Les arrêts en gare sont des grandes bouffées d’air frais que nous inspirons profondément et qui aèrent le corps. Surtout qu’à être dans le train en continu, notre corps « s’encompote » et perd le sens de l’équilibre. C’est le même effet après avoir tourné sur soi-même, à part que le déséquilibre est vertical. Le soir, le spectacle de la veille recommence avec des couleurs encore plus vives. C’est un émerveillement inlassable. Dans cette lutte de nuances entre chien et loup, les arbres se dessinent en encre de chine. C’est là un des envoûtements propre au transsibérien, la Sibérie sous un ciel de braise.
La nuit ensuite est d’un noir si profond que tout devient invisible. Il n’y a plus rien à voir, sauf aux gares éclairées par les lumières artificielles. Le wagon s’endort au rythme du roulis du train. Et quand celui-ci croise un semblable, les deux machines de fer échangent un klaxon qui semblent un écho de mammifères géants des mers. Le son paraît se perdre dans la nuit avant de se démantibuler dans le fracas de l’air compressé entre les deux trains. La nuit, les sons deviennent les paysages ponctuels. Aussi, au fur et à mesure que nous avançons vers l’Est, nous changeons de fuseaux horaires. Nous en traversons …. au total. Le corps encaisse ce changement de rythme imperceptible. Le matin suivant, aux aurores Aurélien se tire du sommeil pour savourer les premières couleurs du jours. Ce matin, ce sont peut-être les plus belles de notre voyage qui sont peintes dans le ciel. Le train en gare, il descend photographier les teintes se reflétant merveilleusement sur le transsibérien. La chimère dans son plus bel habit de légende. Au retour dans le train, Nikolaï est parti, Anton lui glisse un – « Good morning », -« Dobra Outra. Bonjour en Françous », -« Café », « Avec grand plaisir ». Après d’innombrables tasses de cafés, la chaude odeur et le goût du café sont un chaleureux présent. Baignés dans les lumières prodigieuses, ils entament la conversation. Dans un premier temps en évoquant Vénus, puis échangeant des mots de vocabulaire à coup de dessins. L’homme est vraiment touchant, il a un cœur d’une rare humanité. Et puis c’est l’heure de le quitter, pour lui de rejoindre sa femme et sa fille. Nous n’oublierons jamais la douceur de l’homme, à jamais associée aux rayonnements de l’étoile du Berger.
La journée passe, nous sympathisons toujours plus avec nos trois jeunes copines. Leurs sourires atténuent les départs de nos copains russes. Notre voisin est remplacé par une jeune femme parlant un peu anglais. Elle nous parle de la rudesse de l’hiver, notamment pour les personnes âgées, que nous avons été chanceux car les températures ont été exceptionnellement clémentes cette année. Une autre jeune fille du train vient nous voir pour nous prendre un selfie. Juste ça, nous trouvons cela un peu déplacé comme manière de faire mais nous nous prêtons au jeu. Soudain, tous les enfants du train apprennent que nous sommes français. Nous qui jouions aux cartes, nous voilà acculés dans la couchette par une vingtaine de mômes venus se masser autour de nous. Nous nous excusons auprès de la jeune femme tant chacun essaye de passer sa tête, ou prendre une photo des françouskis. Deux d’une école juive autonome parlent un peu français, ils nous apprennent qu’ils vont tous participer à un concours de chant à Vladivostok. Nous espérons que nos trois copines gagneront. Dernière nuit dans le transsibérien, dernier coucher de soleil spectaculaire. Le rideau de la nuit tombe.
Réveil très tôt car nous arrivons avant le lever du jour. Il faut faire la queue pour se débarbouiller le visage, défaire les draps du lit, rendre les tasses, aider les autres à descendre leurs bagages. Le train ferme boutique ! Nous sortons sous un ciel nocturne, nous remercions nos provodnista. Dans nos cœurs, la joie pure du voyageur. Le voyage aura été plus beau que nos rêves. Cher transsibérien, merci de nous avoir offert ces beaux moments à jamais inscrits dans nos mémoires. Pareil à la sortie d’un long rêve, nos corps sont tout vermoulus et désorientés. Heureusement le vent souffle fort et nous rafraîchit. Le port est accolé à la gare, la baie de Vladivostok. Vladivostok ! Soudain nous réalisons le chemin parcouru, quelques 30000kms sans avion ! Tant de routes et tant d’histoires ! L’itinérance est devenue notre quotidien, notre chez nous est partout. Nous nous prenons dans les bras comme si tous les moments de bonheur vécus se joignaient à nous au même moment. Le bonheur partagé.
Nous rejoignons l’auberge de jeunesse. Nous nous effondrons dans notre sommeil pour en sortir à l’heure du déjeuner. Le lieu ressemble plus à un foyer de jeunes travailleurs mélangés à une famille vivant ici. Au moins nous faisons une grande machine pour laver nos affaires et prenons une bonne douche. Nous sortons faire quelques courses, les rues sont propres. Malgré le froid et la finesse de leurs jambes, les femmes sont souvent en jupes et collants. Le lendemain nous allons au port pour récupérer nos billets du ferry qui nous amènera en Corée du Sud. Sans un sourire, la dame au comptoir nous les donne. Le repas n’est pas inclus, la traversée s’annonce moins drôle que celle de la mer Caspienne. En regardant les souvenirs, nous rencontrons Martine et Thierry, deux français très amicaux. Ils ont travaillé à Astana, Tachkent…alors forcément nous avons de quoi échanger. Ils sont choqués d’apprendre notre mésaventure à l’ambassade française à Sofia. Sur leurs conseils, nous marchons le long du port pour aller visiter un sous-marin à quai. C’est amusant à parcourir bien que nous cognons plusieurs fois nos têtes en passant d’une salle à l’autre. A la sortie, il y a un monument dédié à la Seconde Guerre mondiale. Nous nous promenons dans la ville qui a un certain charme, avec ses beaux vieux bâtiments. En même temps, nous sentons que la ville a été « solidement » construite, faite pour résister à la rudesse des éléments. Manque de chance pour nous le funiculaire est fermé. Nous nous consolons avec un bon repas du midi. Notons au passage que le service russe est très différent de nos standards. Déjà les plats n’arrivent pas toujours en même temps et à peine l’assiette terminée qu’ils la débarrassent. Nous poursuivons notre ballade, allons plonger nos mains dans la mer du Japon et il est temps de rentrer.
Petit-déjeuner mangé, nous filons au port finir d’écrire des cartes postales pour nos proches et les envoyer. Nous passons le poste de frontière russe et partons embarquer via une vraie passerelle d’embarquement (pas comme en Azerbaïdjan…). A l’intérieur, c’est totalement l’opposé du ferry de la mer Caspienne. Intérieur moquette sur trois étages, avec à chacun une imitation en relief de plâtre un tableau célèbre (exemple la Vénus de Botticelli). Recharger un appareil électrique coûte un dollar. Nous posons nos affaires dans l’immense dortoir collectif et rejoignons Martine et Thierry sur le pont. Quelle vue incroyable sur la baie de la très belle ville de Vladivostok. Un bateau remorqueur vient aider le ferry qui n’a pas assez de puissance latérale pour se dégager de son emplacement. L’air est très froid, mais traverser le port ainsi est d’un tel ravissement.
C’est l’heure d’une petite sieste. Plus longue pour Barbara. Aurélien la réveille pour le coucher de soleil. Barbara tarde à le rejoindre. Alors qu’elle voulait aller aux toilettes, elle s’est faite alpaguer par un sud-coréen qui l’a tirée jusqu’à une table au bar. Le sud-coréen voulait lui payer à boire. Mais elle lui dit qu’elle revient et monte sur le pont. La mer est d’une belle robe bleue-noire très inquiétante. Le crépuscule brille à peine de quelques teintes rosées. Le soleil, petite boule rouge intense descend à vue d’œil. Lorsqu’il atteint la ligne d’horizon, il semble un glaçon fondre à la surface de l’eau. Barbara retourne au bar. Cette fois c’est Aurélien qui tarde à un peu. En arrivant, lui aussi a droit à une pinte de bière offerte par le sud-coréen (alors que nous insistons pour partager celle de Barbara). A table, il y aussi deux malentendants russes (avec qui nous communiquons facilement grâce à la clarté des gestes), et deux russes très sympathiques. La communication est plus compliquée avec le sud-coréen, pourtant très gentil mais qui a déjà bu pas mal de verres. Et voilà que deux autres verres arrivent pour nous! Le sud-coréen se fait sermonner par celle qui semble être sa femme car il paye des tournées à tout le monde.
Le remplace alors un russe très éméché qui ne cesse de nous demander des photos. Un autre arrive encore plus ivre, plus grave. Il nous sert de la vodka (nous qui n’en avions pas bu en Russie). Barbara part à la boîte de nuit du ferry (parce qu’il y en a une!). Les deux derniers russes ne plaisent pas au reste de la table, surtout le dernier qui s’est prit de sympathie pour Aurélien. L’haleine putride et le rire graveleux, il lui raconte comment soldat il a massacré de nombreux ukrainiens, lui propose de chasser l’ours ou le cerf pour dix mille dollars. Il a les yeux qui suintent ce que l’Homme a de plus malsain. D’une certaine manière, cette rencontre était importante. Il est cet autre visage russe, haït par les russes eux mêmes, celui pourrit par l’alcool et capable d’atrocités. C’est le seul que nous ayons rencontré de la sorte. Un suffit à dégueulasser un monde. Mais un monde de belles âmes est bien plus beau.
Aurélien rejoint Barbara. Autour de la table les sud-coréens et deux jeunes filles russes en plus. L’ambiance est un peu étrange, le sud-coréen essaye d’embrasser une des russes (qui le repousse) devant sa femme. Plus tard celle-ci s’énamoure d’un autre sud-coréen, les hommes continuent leurs tentatives auprès des jeunes russes. Nous, nous préférons la piste de danse. Un autre groupe de malentendants russes nous rejoint, c’est la symbiose. Nous dansons avec eux et rigolons car la mer est agitée. Et nous basculons tous en même temps d’un côté ou de l’autre de la piste de danse. Cela fait comme un madison non contrôlé ! D’autres arrivent, nous dansons encore un peu puis nous allons nous coucher. Le lendemain, les verres de la veille plus les remous marins ne nous ont pas ménagés. Une bonne douche et des nouilles japonaises nous remettent d’aplomb. Notre cervelet est tout désorienté, après l’oscillation verticale du train, cette fois c’est le tangage latérale du bateau qui le perturbe. Le ferry longe la côte coréenne, c’est le moment de dire au revoir à Martine et Thierry qui poursuivent jusqu’au Japon. Deux français adorables.
Nous enfilons nos sacs, la Russie se termine. Notre envie d’y revenir plus longtemps est très forte. Cette traversée fut trop courte mais merveilleuse. Rares sont les pays qui nous ont autant marqué à la fois par ses paysages grandioses et ses rencontres exceptionnelles. Un bonheur incommensurable habite nos souvenirs.