Rencontre et spectacle de Fukurozaka Yasuo

Antigraviton, Lovely Face Fukurozaka Yasuo

Samedi 16 décembre 2017 – Théâtre Butoh-kan, Kyoto, Japon

Danse – Japon

Rencontre avec Fukurozaka Yasuo autour du spectacle Antigraviton, Lovely Face

Avec le troisième spectacle Antigraviton, Lovely Face de Fukurozaka Yasuo nous concluons notre troisième et dernière rencontre avec les danseurs du Butoh-kan. Une nouvelle fois, c’est un nouvel univers qui s’est ouvert à nous avec ce spectacle, le Butō pratiqué par Fukurozaka Yasuo est empreint de suspension, d’étrangeté et de détournement (parfois avec humour). La note d’intention du danseur chorégraphe en donne les sensations premières :

À partir de la physique élémentaire, nous connaissons le concept d’antimatière, où les électrons sont équivalents aux positrons, et les neutrons sont équivalents aux antineutrons. Quand la matière et l’antimatière se rencontrent, elles étincellent brillamment puis disparaissent.

En pensant aux électrons ou aux positrons, je peux imaginer une petite “particule” dans ma tête. Cependant, quand il s’agit de gravitons ou d’antigravitons – les particules théoriques de la gravité -, je ne peux pas imaginer quelque chose de cet ordre là.

Quelque chose d’étrange apparaît toujours si j’essaie de matérialiser ce qui transcende les limites de la représentation mentale. C’est encore plus le cas lorsque le corps est impliqué. Cette étrangeté particulière n’a pas de place dans le monde et n’est qu’une existence fugace. Elle pourrait même être considérée comme une forme d ‘«antimatière» elle-même.

Et si tel était le cas ? Alors ne serait-il pas (dé-)raisonnable que notre rencontre avec “la matière” produise un rayon de lumière étincelant?

[extrait d’un article de journal ivre]

Entretien avec Fukurozaka Yasuo

              Fukurozaka Yasuo est né à Hokkaido en 1971. A ses dix-huit ans, il commence à étudier et jouer du Théâtre Nô (drame lyrique japonais) pendant environ 7 années. C’est ensuite qu’il participe à un atelier de Butō, au sein duquel il se formera durant une année. Dans les années 90, il y en avait de nombreux à Kyoto et Osaka. C’est notamment une photo de Tatsumi Hijikata en noir et blanc qui l’a profondément marqué et l’a incité à découvrir la pratique du de cette danse. La photo a été comme un « choc » pour lui, un déclenchement. D’ailleurs à la mort de celui-ci (en 1986) Fukurozaka Yasuo a lu son livre Danse des ténèbres. Nombreuses ont été les phrases, les explications qui ont eu un écho très fort en lui, ainsi que dans sa pratique de la danse. Pour son spectacle « The Decay of the Angel », Fukurozaka Yasuo a eu recours à l’utilisation d’un masque de Théâtre Nô, ce qui a permis d’accroître sa reconnaissance. Depuis il a poursuivi son travail, en 2016 il a même crée un groupe de danseur de Butō sous le nom de Hifū.

              Le Butō est pour Fukurozaka Yasuo une intense et minutieuse recherche du mouvement qui passe à travers le corps entier. A ce propos, il cite Tatsumi Hijikata pour qui le Butō « C’est risquer sa vie avec son corps ». Le propre du Butō, notamment du danseur, est de chercher à atteindre la plus profonde obscurité de l’intérieur du corps, là où la signification devient davantage sensorielle qu’intelligible, afin de les porter à la lumière aux yeux du public via le spectacle. Brièvement, il nous illustre un exemple simple en levant sa main. Il dit : « Cela pourrait être le geste simple pour héler un taxi dans la rue, cependant si nous sommes attentifs, nous percevons toutes les petites vibrations des muscles et des tendons intérieurs du bras, comment les doigts font réagir le reste du bras. ». Il explique comment il est capable de répéter un geste plus d’une centaine de fois afin d’interroger encore plus finement ce qui se passe. Cette recherche du détail s’accompagne d’un questionnement intérieur permanent. A ses yeux, c’est pour cela que le Butō est aujourd’hui encore plus important que par le passé, car les personnes de nos sociétés contemporaines sont moins attentives à leurs corps et ce qui se joue profondément à l’intérieur d’eux. Le Butō est un espace de ce questionnement.

            Concernant le spectacle, si pour la lumière il a fait confiance à Abel Coelho, il a choisi les musiques et le costume. Par ailleurs, en fond de scène, un grand cadre en bois sculpté est présent. Il a été crée par un scénographe laissé libre de sa création après plusieurs échanges avec Fukurozaka Yasuo.

            Nous l’interrogeons s’il est concevable de considérer que le Butō a évolué depuis sa création. Comme Fukurozaka Yasuo le rappelle, au début du Butō, il y avait déjà deux manières d’aborder cette danse à travers ses deux principaux fondateurs. D’une part Tatsumi Hijikata était un chorégraphe précis dont chaque mouvement était décidé, là où d’autre part Kazuo Onho laissait dans ses chorégraphies des espaces libres pour improviser. Ainsi, il ne croit pas que nous puissions parler d’une évolution pour cette danse. C’est une danse qui est née à Tokyo et qui a ensuite énormément voyagé dans le monde. Récemment il a lu un ouvrage d’un chercheur français qui explique en quoi le Butō avait changé depuis ses origines, mais selon Fukurozaka Yasuo le livre contient énormément d’erreurs car la manière d’approcher et de travailler la danse est toujours la même. Qu’importe comment se développe ensuite la danse dans l’espace tant que ses points de départ sont la recherche du mouvement et le questionnement intérieur. D’une certaine façon, le livre illustre la différence entre un «universitaire théoricien» et un « danseur praticien ». (Suite à nos trois entretiens, nous constatons effectivement que les propos de Fukurozaka Yasuo sont partagés par Yurabe Masami et Ima Tenko cf articles).

            Il conclut en ajoutant que le Butoh est hors de la Culture dominante dans le sens où c’est un art qui n’a pas une réelle reconnaissance culturelle. D’une certaine façon, c’est un art minoritaire que peu de gens connaissent, y compris parmi les japonais (ce que nous pouvons confirmer de notre séjour au Japon). C’est pour cela qu’il est d’autant plus essentiel de poursuivre sa pratique car le Butō a une dimension universelle.

A propos du spectacle Antigraviton, Lovely Face

       Installés dans la petite pièce de la Kura, où seuls neuf spectateurs sont installés, les lumières s’éteignent. Lorsque les lumières se rallument, Fukurozaka Yasuo est au sol. Lentement il se relève, il déplie ses mouvements. Il est habillé d’une chemise et d’un pantalon blancs, la peau également grimée en blanc. Il a un chapeau noir. Sa danse a quelque chose de la suspension, les mouvements sont plus saccadés, le corps plus en déséquilibre sans que celui-ci ne tombe. La danse de Fukurozaka Yasuo est onirique et presque gravitationnelle. Il parcourt les différentes strates d’univers familiers qu’il est difficile de qualifier, mais qui pourtant nous apparaissent clairement. C’est à la fois immersif et « repoussant ». C’est prégnant, captivant et interrogeant. Un renversement de la dynamique du spectacle nous livre une « créature » avec un masque de théâtre Nô dont l’association avec le Butō est inattendue.

          Le spectacle Antigraviton, Lovely Face nous emmène dans univers désorientant et imaginaire digne d’un tableau de Magritte.

Dernière soirée d’une incroyable semaine partagée avec l’équipe du Butoh-han Theater. Merci du fond de nos coeurs Abel de nous avoir permis, partagé et rendu merveilleux tous ces beaux moments.

         Nous remercions chaleureusement Fukurozaka Yasuo pour le temps accorder à cet entretien. Également un grand merci à Abel Coelho pour son précieux accompagnement dans la traduction des questions/réponses.

Antigraviton, Lovely Face les samedi à 18h et 20h au théâtre Butoh-kan.

Plus d’informations sur : http://www.butohkan.jp/p_03.html