Myanmar – 1ère partie

Du 04/05/2018 au 15/05/2018 Myanmar (anciennement Birmanie) : Mandalay – Bagan – Hsipaw – Viaduc Gokteic

Sur les terres de Bouddha, à l’ombre des stupas

 

            Alors que nous avions réalisé un peu plus de 40000kms sur 10 mois de voyage, nous venons d’en parcourir plus de 10000kms en à peine 1 mois et demi en Chine. Bien sûr le pays est immense, mais ce n’est pas notre rythme habituel. Au Myanmar, nous souhaitons renouer avec un peu plus de lenteur dans notre itinérance, d’autant que cela fera bientôt un an sur les routes, rails et mers. A travers le hublot, au milieu de la verdure et des villages, les nombreux stupas pointent vers le ciel leurs pinacles dorés.

       Assurément l’avion est le dernier moyen de transport auquel nous entendons recourir pour notre route. En conséquence, nous avions étudié toutes les possibilités terrestres pour traverser autrement la frontière entre la Chine et le Myanmar. La frontière entre les deux pays est strictement fermée aux étrangers. En cherchant nous avons compris les raisons, c’est une zone de conflits entre ethnies myanmaraises, elles-mêmes en déliquescence avec les autorités chinoises à cause des multiples trafics qui attirent les chinois et leurs yuans (par exemple la ville frontière de Mong La concentrerait des casinos, d’importants réseaux de prostitutions, trafics de drogues et d’animaux vivants ou morts…). Dans ces conditions là, hors de question que nous tentions une quelconque traversée terrestre (d’ailleurs, de graves fusillades ont éclaté quelques jours avant notre départ de Chine). Rappelons que le Myanmar n’est ouvert partiellement au tourisme que depuis 2012, qu’il reste de nombreuses régions inaccessibles à cause de profonds désaccords entre ethnies. Par conséquent, ce 4 mai au matin nous nous sommes envolés tôt de Kunming en direction de Mandalay. Lorsque nous quittons l’horizon cotonneux des nuages pour descendre vers la cité birmane, nous apercevons pour la première fois les paysages du Myanmar. Le contraste avec la Chine hyper construite est saisissant, ici s’étend une vaste végétation d’où apparaissent les toitures bleues des habitations. Un peu partout, de tailles différentes, des stupas s’élèvent. Ils sont faciles à distinguer avec leurs toitures circulaires et dorées qui reflètent le soleil.

         A l’aéroport international, seuls deux avions sont stationnés, aucune boutique de luxe, un contrôle sommaire de nos visas. Nous retirons nos premiers kiats pour payer la seule navette qui rejoint la ville. Les visages ont changé. Les myanmarais ont des visages très doux, plus proche du côté indien, avec de jolis yeux en amandes. Leurs peaux sont fardées d’une poudre claire jaune pastel, c’est le tanaka (à la fois pour protéger du soleil et nourrir la peau). Aussi, ils sourient chaleureusement, nous sommes ravis de retrouver cette attention simple qui se dispense de vocabulaire. A peine le bus quitte l’aéroport que la route bétonnée file au milieu de la campagne. L’avion ne permet pas la transition du voyage, c’est au contraire un changement brutal en quelques heures. Nous croisons un camion taxi renversé dans un fossé avec les passagers saufs sur le côté, souhaitons que nos transports ne finiront pas ainsi. La géographie se dessine petit à petit, comme les traits culturels. Celui qui attire le plus notre attention est le longy (sarong pour les hommes), grand tissu semblable à une jupe longue. Femmes et hommes le portent, les femmes plus colorés et aux motifs plus nombreux (les hommes privilégient les carreaux sobres). De plus, il nous semble que seules les femmes portent le haut à l’extérieur, là où les hommes rentrent chemises et t-shirt à l’intérieur (et autre objet du quotidien comme le téléphone ou le porte-feuille). Les tongs sont un autre trait vestimentaire unanime, tout le monde en porte. Même les agents de sécurité sont en sarong et tongs.

         En arrivant à Mandalay, nous avons l’impression d’approcher Phnom Penh. Au milieu des scooters, des camions surchargés, il y a les luxueux 4×4 qui détonnent. Néanmoins le niveau de vie apparaît bien moins miséreux que dans la capitale cambodgienne. Le bus nous dépose à l’auberge de jeunesse où les femmes sont très adorables. En plus, il y a des matelas, des vrais ! Après de nombreuses nuits sur des planches, c’est un plaisir que nous ne boudons pas. En demandant conseil aux femmes de l’accueil, nous nous restaurons à un petit restaurant pas très loin. C’est un buffet où il faut choisir 4 portions différentes pour composer son assiette. C’est délicieux, ils sont gentils, l’ambiance familiale, cela sera notre adresse des prochains jours ! C’est ensuite le moment d’un premier tour dans la ville, où les trottoirs et poubelles disparaissent souvent du mobilier urbain. Ce sont des sentiments particuliers qui nous viennent, après un mois et demi en Chine, où nous étions ignorés et les villes à peu près semblables aux nôtres. Ici les visages se tournent facilement, l’architecture est plus chiche. Par exemple, certainement qu’il n’y pas d’arrivée d’eau dans toutes les habitations car de nombreuses personnes se lavent dans la rues derrière des petits murets. A quelques rues de là, des camions de pompiers défilent, sur lesquels des gens festoient en musique.

           Les deux jours qui suivent Barbara éprouve le besoin de se reposer à l’auberge de notre traversée chinoise. De son côté, Aurélien se ballade tranquillement dans la ville, toujours accompagné de nombreux sourires. Se joignent également des chauffeurs de taxis ou tuk-tuks qui viennent proposer leurs services sans trop d’insistance. Pour s’imprégner d’une ville, la marche est le meilleur révélateur. Il n’est par rare de voir des hommes attablés autour d’un jeu de backgammon (ou est-ce une variante?), dont les lancés de dés et les déplacements des pions captent les attentions. Il y a ces panneaux de limitations de vitesse à 48km/h dont la précision amuse. Les voix des femmes qui se perdent dans l’espace en poussant leurs chariots ambulants de marchandises. De très jeunes moines (5-10ans), dont la couleur de l’habillement varie selon le groupe (rose bonbon, rouge safran, orange curcuma…) se promènent avec leur bol à offrandes en équilibre sur leurs têtes. Ils s’arrêtent de boutiques en boutiques quémander la générosité des croyants. Les myanmarais le sont et ne refusent pas de donner un sac de nourriture. L’alphabet est un visuel d’étonnement permanent, suites de demi-boucles qui donnent aux textes des allures de bouliers. Sur le sol il y a toutes ces tâches rouges qui brunissent en séchant dans la poussière du vent. Les sourires signalent leurs origines, de nombreuses dentures sont mouchetées de traces vermeilles. La chique de bétel est très rependue, plus chez les hommes que chez les femmes. Dans une feuille de bétel, ils y déposent des noix d’arec, un peu de tabac et de chaux, enroulent le tout et le chiquent de longues minutes. La mastication du bétel entraîne un surplus de salive carmin qui finit en crachat au sol. C’est une substance légèrement psychotrope qui apparemment causent de nombreux cancers buccaux dans le pays. Mais la chique de bétel est une habitude culturelle très ancrée et ancienne (d’autres pays de la région la pratique). Les premiers sourires sanguinolents ont été surprenants.

        Petit à petit, Aurélien arrive au Shwenandaw Kyaung (monastère du Palais d’or). Le roi Mindon qui inaugura Mandalay comme nouvelle capitale en 1857, fit déplacé de l’ancienne capitale Amarapura à dos d’éléphant ce magnifique bâtiment en teck. Son fils Thibaw le transforma en monastère car il pensait que l’esprit de son père y était resté. Malheureusement, les britanniques, voulant annihiler l’occupation japonaise pendant la seconde Guerre Mondiale, endommagèrent irrémédiablement (car brûlé par les bombes) une grande partie de l’édifice. D’extérieur, le palais est un superbe ouvrage en bois sculpté sur plusieurs niveaux. Les bordures des toitures sont d’incroyables suites de reliefs. Avant de rentrer, comme tous lieux qui se visitent ou de cultes au Myanmar, il faut retirer ses chaussures (d’où la praticité des tongs), avoir le corps couvert au-delà des épaules et genoux. Plus proche, c’est stupéfiant d’observer la qualité des réalisations. Bien que l’usure du temps polit lentement les sculptures, celles-ci sont finement ciselées. Des danseurs se mêlent à du végétal et des figures religieuses. Au centre du bâtiment, une salle aux reflets dorés accueille un paisible bouddha assis. Espace qui refuse étrangement la présence des femmes.

        En sortant du bâtiment, forcément les vendeurs approchent Aurélien. C’est toujours la même première question « Where are your from? ». A en juger par les connaissances de la langue de Molière pour vendre, il est facile de déduire que les français sont parmi les touristes les plus présents dans le pays. Plus loin, c’est le Atumash Kyaung (monastère incomparable) qui se dresse. Plus grand monument religieux de la ville érigé par Mindon. Il y avait un diamant de 28 carats qui disparut lors de l’annexion des anglais, qui transformèrent le lieu en caserne militaire. Aujourd’hui le Bouddha doré et étincelant est bien seul au milieu d’une immense salle vide. Ensuite, il y a la pagode Kuthodaw entourée de ce qui est considéré comme le plus grand livre du monde. Toujours le roi Mindon souhaitait que soit conservée une trace éternelle des écrits tripitaka (originellement sur des feuilles de palmiers). Les pages sont au nombre de 730 stèles de marbres hautes d’1m52 sur lesquelles ont été gravées les prières en langue ancienne et difficile à déchiffrer (ce que lui disent plus tard deux moines avec qui la conversation s’est engagée). Malheureusement sous l’occupation anglaise, tout le lieu a été pillé et saccagé (jusqu’à l’écriture en or grattée), comme de nombreux lieux cultuels de l’époque. Aujourd’hui il est possible de déambuler au milieu de ces pages protégées par des mini-stupas blancs.

           D’ailleurs un homme interpelle Aurélien au détour d’un . Il se présente comme père de famille avec un master en astrologie, il lui demande quelle somme lui donnera-t-il pour qu’il lui prédise son futur ? Face à une question aussi étrange, Aurélien lui demande de répéter. Finalement à la réponse « Rien car je ne souhaite pas connaître mon avenir. », l’homme est aussi surpris qu’Aurélien lorsqu’il a entendu la question. Cet instant est un choc des cultures, un conflit de normalités. Grâce à cet échange, nous apprenons plus tard que l’astrologie a une importance fondamentale dans la culture myanmaraise, au point par exemple en 1974 le Dictateur au pouvoir aurait changer le sens de circulation des routes du jour au lendemain en écoutant le Conseil astrologique, ou récemment la junte militaire déplacer la désormais ancienne capitale Rangoun pour Naypidaw (changer de capitale est décidément une habitude culturelle du pays). Il n’empêche que le lieu est à la fois fascinant et inquiétant. L’œuvre humaine est incroyable, mais penser que c’est la foi qui l’y a engagé. Comme toute religion, le bouddhisme a ses contradictions. Alors que le désintéressement à la possession matérielle est prêchée, la monstration économique est démesurée. Comme par exemple la sublime pagode Sanda Muni Paya, trônant au centre de toutes les pages de marbres dans une belle robe dorée, qui s’élève à plus de 50m de hauteur. Mais entre les croyants et Bouddha, ce sont de grandes caisses de plexiglas qui sont disposées pour recueillir les dons. Là aussi, c’est un choc culturel à apprivoiser.

 

         Visiter pieds nus est très agréable. Déambuler à pied offre une autre dimension, un certain lien inattendu avec le lieu. Une vendeuse apprend à Aurélien que cette année il y a eu peu de tourisme. La crise des Rohingyas (du moins le très probable génocide) en est la raison évidente. En nous intéressant à l’Histoire du pays, nous nous sommes rendus compte que les Rohingyas ne sont pas les seuls à avoir des problèmes avec la junte militaire au pouvoir (mais le plus grave certainement). Le pays semble loin d’être une unité nationale, il est miné de nombreuses dissensions conflictuelles internes. Aussi, au cours de notre cheminement dans le pays, nous souhaitons essayer de comprendre cette crise par le prisme des myanmarais. Bien souvent nous avons constaté qu’il y avait un écart entre un point de vue en France et celui localement et concrètement. Sur le chemin du retour, Aurélien s’arrête à nouveau dans un autre temple. Leurs décorations, leurs sculptures sont si étonnantes et attractives. Il y a souvent une petite boutique d’objets cultuels pour les croyants, souvenirs pour les touristes, avant l’espace où laisser ses chaussures. Un autre élément déconcertant, pour nous occidentaux, dans ces lieux de cultes est l’usage des tubes led flexibles. Ils s’intègrent en dessins géométriques dans l’espace, ou alors entourent la tête de Bouddha. Longeant les canaux du Palais royal, Aurélien retrouve Barbara pour dîner à notre troquet du coin.

Bouddha Mahamuni

         Le lendemain Aurélien part visiter le Bouddha Mahamuni, haut lieu de pèlerinage. Vieille sculpture de plus de 2500ans, elle est abritée sous une incroyable toiture de 7 niveaux. Le Bouddha est considéré vivant par les locaux, chaque jour des moines viennent le laver. De même des hommes (car seul les hommes peuvent approcher Bouddha, ce qui explique l’exclusion des femmes de certains lieux) achètent des feuilles d’or qu’ils viennent marteler sur son corps. Dans le corridor qui fait face à la statue, les croyants à genoux (il est interdit de pointer les pieds vers le divin), répètent en voix continue les psaumes religieux. La ferveur est très prégnante. Un écran permet de mieux voir la salle où est logé l’incroyable Bouddha d’or. Une poignée d’hommes y est présente, mais surtout deux moines. Avec un téléphone portable, le premier prend en photo le second dans une position de prière. Il se relève immédiatement dès que le cliché est exécuté… Cette situation ne semble déstabilisée qu’Aurélien. Un peu plus tard, deux autres moines plus âgés arrivent prenant le temps de laver le Bouddha pendant que des hommes déposent des feuilles d’or. Plus loin dans l’enceinte un groupe d’hommes aux coiffes rose bonbon joue de la musique. Il y a aussi quelques Devanat de bronze d’Angkor Vat arrivées ici par un tumultueux destin. Elles sont vénérées car elles auraient des pouvoirs curatifs pour qui les prient. Après une promenade, Aurélien rejoint Barbara pour finaliser l’organisation des prochains jours. Nous interrogeons les dames à l’accueil sur la place de la Femme dans la société, car nous avons constaté que systématiquement ce sont des hommes qui sont attablés aux restaurants. Après une longue discussion, elles finissent par nous expliquer le fait que Bouddha soit un homme, seul un homme peut se réincarner en Bouddha. Ce qui explique que la femme a une place moindre et ne peut approcher Bouddha. Mais, elles nous assurent que c’est une conception traditionnelle qui perd de l’importance.

         Ce matin du 7 mai, c’est la première fois que nous montons à bord d’un tuk-tuk collectif (nous privilégions toujours la marche ou les bus publics) qui nous amène à notre mini-bus. Une douce effervescence s’anime en nous car nous faisons route vers Bagan, cité légendaire dont nous avons tant rêvé. En chemin, nous nous arrêtons souvent pour un nouveau passager ou pour ramasser un colis. Il y a des petits sachets sur les sièges comme dans les avions, certains passagers ne sont visiblement pas habitués au trajet en bus. En guise de cadeau d’anniversaire, Barbara a offert les premières nuits dans un hôtel à Nyaung U, qui est plus haut de gamme que ce que nous avons l’habitude (même un deux étoiles aurait été plus luxueux que nos couches habituelles). Bagan, ancienne capitale du premier Empire myanmarais, concentre sur une cinquantaine de km2 quelques 2834 bâtiments (temples, monuments, ruines… comptabilisés conjointement avec une mission française) érigés pour la plupart entre le IX et XIIIèmes siècles. Pour donner un parallèle, nous pourrions dire que c’est le Angkor du Myanmar.

        Après avoir payé le droit de visite et posé nos sacs, nous arpentons les alentours. Nous ne nous attendions pas à ce que Bagan soit constitué de villages où les habitants vivent dans des maisons parfois en bois et de pailles tressés. De même nous ne pensions pas voir de chatoyants édifices dorés, tels que la pagode Shwezigon. Terminé en 1113, elle renfermerait une dent et un os de la mâchoire de Bouddha, ce qui en fait un des lieux les plus sacrés de Bagan. L’édifice est très fourni, comme ses frontons sculptés qui illustrent la vie de Bouddha. Par la suite, la majorité des temples (petits et grands) sont en briques rouges. Beaucoup sont endommagés, en raison du temps et des tremblements de terre (en 2016 un séisme a endommagé 397 temples). La fin du jour s’amorce. Bagan est fameuse pour ses aurores et couchers de soleils. Par le passé malheureusement, pour prendre de la hauteur les touristes montaient sur tous les temples, faisant fi de la fragilité des édifices, du sacré et des détériorations qu’ils engendraient. En 2016, suite à la chute mortelle d’un touriste américain, le gouvernement a interdit la montée de tous les toits des temples, pour finalement la tolérer début 2017 pour quelques-uns jugés suffisamment solides (cependant à l’été 2017 le gouvernement a finalement acté l’interdiction définitive).

Shwezigon

        Pour préserver le lieu, les toits accessibles ne sont pas indiqués. Mais les trajectoires des scooters électriques indiquent les emplacements. C’est alors que nous apercevons un asiatique au sourire enfantin sur un chemin parallèle qui suit la même direction. Devant un temple simple, pas très haut et qui ne montre pas de signes de fragilité sont garés quelques scooters. Nous suivons l’escalier intérieur pieds nus et arrivons sur un toit terrasse. Nous y retrouvons l’asiatique, tout surpris de nous entendre demander s’il est taïwanais ou hong-kongais ? Jim est taïwanais comme nous nous en doutions à sa démarche et son style vestimentaire. Nous gardons un si bon souvenir de ces gens. Ce n’est pas la saison des couchers et levers de soleil, ce soir le soleil se couche haut derrière d’épais nuages sans laisser une once de lumière. Mais nous pouvons apercevoir une partie de l’incroyable étendue du site. Au milieu d’arbres pointent les sommets en briques rouges des temples. Il y en a tant. La lumière disparaît sur ce beau panorama. Nous continuons à sympathiser avec Jim, avec qui le lien se fait naturellement. Autour d’un dîner nous poursuivons notre conversation. Il est passionnant et amusant à écouter. Il était journaliste financier, il a arrêté car il estimait qu’il avait suffisamment d’argent pour le reste de sa vie et a décidé de voyager. Sa femme et sa fille de 20ans ne veulent pas le suivre. Alors il rentre tous les 6 mois pour les voir. Nous buvons ses récits et ses anecdotes, particulièrement sur son voyage en Inde. C’est une soirée comme nous les aimons, une rencontre comme nous les chérissons.

        Le petit-déjeuner est un régal des papilles, rarement nous avons savouré un aussi bon buffet pour entamer une journée. La saveur des mangues et papayes est à ce point goûtée qu’il nous semble en manger pour la première fois. Avec la carte nous avons organisé notre visite, car il y a plusieurs zones (Nyaug U où nous nous situons, old Bagan et new Bagan). Pour s’y rendre, c’est soit la marche, soit le vélo, soit le scooter électrique. Étant donné l’étendue, la chaleur et les chemins sablonneux, nous optons pour le scooter. Le premier temple où nous nous arrêtons s’appelle Upali Thein, il a des peintures bien conservées (photos interdites). Ensuite nous arrivons dans une aire avec pleins de petits chemins qui mènent à des temples de faible dimension. Sillonnant parfois entre les champs, les petits stupas se ressemblent, mais abritent à chaque fois une sculpture de Bouddha différente. Il apparaît sous d’autres traits, couleurs ou matériaux. Forcément cela aiguise la curiosité à son paroxysme en invitant à marquer l’arrêt à chacun. D’ailleurs, nous constatons qu’il est agréable que les scooters soient tous électriques pour les touristes, non pas que nous en croisons beaucoup d’autres, mais nous ne faisons ni bruit ni dégageons des gaz polluants et salissants. Notre boucle a à peine commencé que déjà des locaux nous ont approchés pour nous proposer de nous guider vers des monuments où il serait possible de monter. Nous déclinons. Notre exploration des petits stupas va d’étonnement en étonnement, de petites en moyennes tailles, de Bouddhas poussiéreux à des peints. D’un monticule nous apercevons l’Irrawaddy, sur lequel il est possible de naviguer jusqu’à Mandalay. Dans le village qui jouxte les champs, nous nous arrêtons prendre le temps pour marcher, regarder la vie autour de nous. A grandes enjambées, la chaleur infuse l’air de toute sa pesanteur. Dans les rues de Mandalay, nous avions déjà vu des femmes porter sur le sommet de leurs têtes des plateaux et autres sacs. Là, deux femmes se relaient en empilant plusieurs rangées de briques au dessus de leurs crânes. Le geste est à ce point maîtrisé qu’il en paraît presque anodin. Impressionnant. Certains balaient les allées. Pendant ce temps là, les vaches blanches n’ont pas bougé de leurs ombrages.

          De retour sur la route, nous nous arrêtons au temple de la Mahabodi. Réplique d’un temple indien, il se singularise par ses nombreuses alcôves abritant des bouddhas. En faisant le tour, soudain nos plantes de pieds nous rappellent que le soleil est déjà haut dans le ciel tant le sol est brûlant. Plus loin, nous arrivons au temple d’Ananda. Penser qu’il a été construit en 1091 est incroyable tant il paraît avoir quelques décennies. Plus grand que les autres, au dessus des terrasses (où les touristes s’installaient notamment), son sommet jusqu’au hti (ombrelle ornementale) est luisant d’or. A l’intérieur il y a de magnifiques sculptures. De très grands Bouddha d’or et de poussière se tiennent debout au milieu de chaque côté du bâtiment. Devant lui, les croyants à genoux ou les mains jointes le prient. Entre, les habituels caisses de billets pour les dons. Nous sommes bien conscients que toutes les religions requièrent l’argent de leurs pratiquants, mais que cela soit si ostensible nous surprend à chaque fois. La dimension spirituelle et « invisible » d’un texte sacré prend soudain une matérialité économique. Par ailleurs, nous remarquons que Bouddha n’a pas toujours la même position des mains et des doigts, des significations dont nous n’avons pas le langage.

  

      Après le midi, la chaleur écrasante a raison de Barbara. Plus habitué à ce climat, Aurélien poursuit seul les premières heures. Il arpente une zone qui nous apprécierons particulièrement par la suite. Est-ce que c’est le tremblement de terre de 2016 qui a entraîné l’inclinaison de certains stupas ? Nous ignorons, mais nombreux sont en rénovation. Les sommets de briques ont disparu pour laisser place à d’ingénieux systèmes d’échafaudages en bambous. Sur d’autres, la différence de teinte entre les briques anciennes et nouvelles de rénovation est clairement visible. Malgré la chaleur, les myanmarais sont à l’ouvrage. La zone regroupe là aussi différentes tailles d’édifices dont nous apprécions les formes. Devant certains, des panneaux rouges sont présents pour signaler l’interdiction formelles de monter les escaliers latéraux. D’ailleurs, une clôture entoure les temples pour en dissuader l’accès. Ce qui nous confirme que certains sont interdits et d’autres non. Les heures ont passé, nous arpentons le lieu ensemble. D’épais nuages opaques ont avalé le soleil. L’air s’alourdit encore un peu plus de chaleur, un orage approche. Il éclate à notre arrivée au grand temple Sulamani. Très massif vu d’extérieur, il renferme de somptueuses fresques murales à demi-effacées. Certains dessins sont très fins, quelques couleurs ont résisté au temps. La faible luminosité embellit l’atmosphère du lieu d’un chatoyant clair obscure. Au son de la pluie battante, nous ne savons pas combien de temps nous restons, mais quand nous en sortons il n’y avait plus de traces de la pluie tombée. Nous savourons le même plaisir au Dhammayangyi. En sortant, de magnifiques teintes crépusculaires poudrent le ciel. Nous rejoignons une butte vue en chemin qui permet de prendre de la hauteur. Au fur et à mesure que le bleu du ciel s’obscurcit, les stupas s’éclairent un à un pareils à des flammes de bougies dans la nuit naissante.

           Le lendemain nous nous levons avec la nuit. La veille, lors de notre visite, nous nous sommes bien rendus compte que certains temples étaient utilisés pour les lever et coucher de soleil. Il y a quelques temples qui ont des toits terrasses accessibles par des escaliers qui ne demandent pas d’escalader les temples (et par la même occasion les abîmer). Dans la fraîcheur matinale nous arrivons au temple, dont la présence de quelques autres scooters confirment qu’il y a des personnes sur sa terrasse supérieure. Après s’être déchaussés, nous nous faufilons dans le très étroit escalier latéral intérieur. Nous voilà rassurés, l’édifice est également en excellent état au niveau de la terrasse. En plus nous sommes peu, les myanmarais étant plus nombreux (dont des enfants). Nous nous asseyons, un magnifique panorama s’ouvre devant nos yeux. L’épaisse végétation tapisse l’étendue jusqu’à sa ligne d’horizon, laissant transparaître dans un soupçon d’ombres chinoises la variété de ses formes. Les silhouettes des édifices se dessinent sur la vaste toile du ciel naissant, une nuée flottante nacre l’atmosphère de ce somptueux paysage. Délicatement, les teintes du lointain s’empourprent. Le soleil dévoile le sommet de son disque au milieu d’une densité nuageuse. Loin d’étendre ses raies à travers l’espace, le paysage devient une danse entre la clarté ascendante et les ombres grandissantes. Le temps se suspend, l’instant est sensoriel.

         Les façades des temples les plus proches rougissent petit à petit. La lumière a remporté sa victoire quotidienne sur la nuit, nous avons rêvé éveillé. En descendant, nous choisissons de rester dans la zone. Dans un temple voisin, lors de la visite Barbara avertit Aurélien « Regarde devant toi, à tes pieds ! ». Deux reptiles plus gros que ceux dont nous avons l’habitude sont là, l’un tenant l’autre dans sa mâchoire. Dans ce même temple, il n’y a pas de grille à l’entrée de l’escalier. Aussi étroit et aux mêmes allures intestinales que le précédent, nous nous y engageons, mais au second virage les parois grouillent de petits lézards ! Nous n’allons pas plus loin. Pas très téméraires… A la place nous faisons une petite promenade, un homme laboure son champs avec une vache et à la charrue, d’autres guident les bovins et des chèvres sur les chemins. Le Myanmar est non seulement un voyage des sens, mais un voyage dans le temps. Nous nous hasardons à d’autres temples, entre ceux-ci les épines drues de la végétation percent facilement la finesse des tongs d’Aurélien, qui piaille quelquefois dans le silence environnant. Un sorte de cabane longiligne jouxte un édifice, à l’intérieur nous y découvrons un très grand Bouddha blanc allongé à même le sol. Pour qui prend le temps, Bagan est un renouvellement de merveilleux. Ce qui nous décide à rester plus longtemps.

         En milieu de journée, la chaleur ralentie la vie, nous en profitons pour nous reposer et organiser sur la carte nos visites. Quand nous revenons aux temples l’après-midi, au regret de nos pieds nous oublions toujours un court instant que les sols pierreux se sont gorgés de soleil ardent. Pas loin d’une zone de stupas, une dame vend des longys, sarongs, tanaka et autres objets. Ses modèles diffèrent de ceux que nous avons vu jusque là, notamment les sarongs moins « ternes ». Elle nous assure que c’est elle qui les fait, impossible de savoir, mais elle semble sincère, pour chaque modèle elle a un petit mot. Nous en essayons, elle nous précise qu’il est important qu’Aurélien porte son t-shirt à l’intérieur du sarong (sinon cela laisserait entendre qu’il est homosexuel…). Nous nous laissons convaincre par l’achat de quelques pièces. Elle nous propose du tanaka que nous ne prenons pas, mais elle accepte de nous montrer comment il est préparé (qui provient en fait de l’arbre tanaka) dans un grand sourire. Nous retournons dans notre zone favorite, notamment au temple Sulamani que nous affectionnons particulièrement. En ressortant, comme la veille, l’atmosphère se décline entre nuances orangées et violettes. Depuis la bute de terre surélevée, nous regardons le jour rendre doucement les clés du ciel à la nuit.

         Le matin suivant, nous retournons au temple de la veille pour observer le lever du jour. Moins exceptionnel que la veille, il reste que le point de vue est incroyable. Puis nous reprenons les chemins sablonneux qui bordent les stupas inclinés. A les observer de plus près, nous nous rendons compte qu’une couche sculptée dissimulait les murs de briques de certains. Les intérieurs des édifices conservent de frêles mémoires des décorations de jadis, des traces fragiles des sculptures et peintures murales résistent avec délicatesse et splendeur. Chaque édifice insuffle chez nous une fascination, que nous savourons longuement. Comme ce bouddha dont les craquelures le rendent encore plus captivant. La géométrie des temples est très diverse, tantôt cylindrique, tantôt quadrangulaire, s’élevant en empilement de formes variées. Les explications nous sont inconnues, mais nous préférons l’étonnement au savoir dans ce cas précis. Ce sont en tout cas des terrains de jeu pour les écureuils qui grimpent sans difficultés les murs sacrés. Nous prenons goût à cette exploration libre, à prendre le temps que nous souhaitons. En plus, étant sur la fin de saison, nous sommes très souvent seuls. Heureusement car nous voyons parfois des comportements peu respectueux.

       Après une exploration de quelques heures, nous retournons prendre le petit déjeuner à l’hôtel. Puis nous nous reposons, déjeunons, laissons la chaleur écraser la journée et repartons nous émerveiller de ces trésors. Dans un temple, un monsieur nous propose de regarder ses toiles (ce n’est pas la première fois qu’on nous propose des souvenirs à acheter), elles représentent Bouddha à travers des scènes ou ses attributs (comme ses pieds très joliment décorés). Ce sont des peintures où le sable peint est collé sur la toile. Un lien se crée avec ce monsieur. Il faut dire qu’il a la gentillesse de nous expliquer ses très belles peintures, qu’elles représentent les fresques murales disparues des temples, comme celui nous nous trouvons et qu’il entretient avec sa famille. C’est un plaisir de converser avec lui car il nous apprend pleins de choses. Nous pensions déjà acheter quelques toiles, la beauté des siennes nous convainc facilement. Le plus dur a été le choix. A Bagan, il y a également de magnifiques laques qui sont ouvragées.

       Pour notre dernier jour à Bagan, nous n’avons qu’un scooter. Ce n’est pas toujours facile dans les chemins, surtout quand nous nous perdons et nous nous ensablons à cause de notre poids. Nous sommes en direction d’une zone que les femmes de l’office de tourisme nous ont particulièrement recommandé. Le premier temple se nomme Nandamannya (datant de 1248), se situe au bout d’un chemin de terre. Pas très grand, il abrite en son petit intérieur de ravissantes fresques. Bien qu’endommagées, elles sont en bien meilleur état que tous les temples que nous avons visité, même qu’il subsiste des couleurs par endroit. Des rangées de bouddhas ornementent les quatre pentes du plafond, on devine une asparas sur un un mur, un bouddha est peint en fond comme une mise en abîme de la sculpture qui le devance (photos interdites). Le stupa offre à l’imaginaire de voir à quoi ressemblait dans le temps tous ces milliers d’édifices… Plus loin trois stupas sont alignés, un est achevé, le second partiellement, le dernier loin de l’être. En discutant avec le monsieur sur place, nous apprenons que c’est l’invasion mongole qui a empêché l’achèvement de nombreux temples et fresques (originales de l’époque). Penser que les mongoles sont arrivés jusqu’ici nous stupéfait, nous comprenons mieux les craintes d’antan des chinois à leurs égards. Nous savourons pleinement cette journée. Sur une butte, nous attendons un coucher de soleil qui n’aura pas lieu. Qu’importe, nous observons les familles ramener leurs troupeaux de vaches blanches et bossues. Une dernière fois nous revenons au temple Sulamani, qui nous touche comme à la première fois où nous y sommes entrés. Soudainement, ses dessins inachevés ont un sens. Nous ancrons dans nos mémoires ces tracés, ces couleurs que le temps a asséché, cette suspension insoluble qui nous ramène entre ces murs. Bagan nous habitera la reste de notre vie.

        A notre retour à Mandalay à l’auberge, où nous retrouvons avec plaisir l’équipe du lieu, une bonne nouvelle nous attend. Notre colis de France est arrivé. Le renouvellement de nos médicaments a posé des problèmes, mais la directrice de l’auberge a des connaissances à la poste. Des fourmis ont élu le colis comme logis, mais rien de méchant. Mais elles en ont profité pour manger nos gâteaux français. Un beau dessin de la part de la nièce d’Aurélien est la surprise. Ce dernier va pouvoir changer ses chaussures vieilles de quelques années avant le voyage et qui fatiguaient depuis un certain temps. Au restaurant où nous avions nos habitudes, ils nous reconnaissent et nous partageons le plaisir de nous revoir. Après un saut infructueux à la poste, une autre surprise se présente à l’auberge, Jim ! Embrassades instantanées ! Nous nous retrouvons plus tard pour le dîner au Pyi Taw Win, notre restaurant adoré. Cette fois il accepte que nous offrons le dîner. Un orage puissant éclate et déclenche de nombreuses coupures de courant tout au long de notre discussion. Nous lui parlons de la France et des difficultés sociales que le pays traverse. En tant qu’asiatique, il a de notre pays une vision édulcorée. De notre passage à Taïwan, nous avions été ébahis par l’égalité des sexes qui semble exister. Lui qui connaît la devise de la République française, nous lui expliquons le problème encore actuel d’inégalités entre les femmes et hommes pour l’accès au travail et en terme de salaires. Nous lui citons des exemples, une fois terminé, il est abasourdi (pour ne pas dire choqué) les seuls mots qui lui viennent sont « No way » (impossible). Nous continuons, il nous demande alors « Mais pourquoi une telle inégalité ? Ce n’est pas logique que pour un même travail, avec les mêmes études, vous soyez payées moins parce que vous être une femme ? Ce n’est pas logique ! Je ne comprends pas ». Il est sidéré de découvrir une telle situation inégalitaire encrée dans le monde occidental, construction sociale à rebours de la société taïwanaise. Souhaitons que nos générations futures réagirons pareil.

          Le 12 mai au matin, nous rejoignons une des gare routière qui se révèle un vrai fouillis de bus et de marchandises en tout genre. Une dame nous aide gentiment. Dans le bus qui nous mènera à Hsipaw, un petit écran diffuse des clips de musiques qui ont une esthétique rétro, où il est question souvent d’un chanteur se lamentant d’une situation amoureuse rocambolesque (comme la perte de l’amoureuse qui s’est noyée ou faite renversée en début de clip…). Des sous-titres façon karaoké parachève ces ambiances à l’eau de rose. Très vite la route sinue vers les hauteurs, le paysage est un baume pour nos hauts de cœur. De nombreux véhicules sont plus que surchargés, expliquant certainement les nombreuses crevaisons. Reconnaissons que les gens sont précautionneux sur cet axe encore en construction par endroit. A la pause du midi, alors que nous évoquions Belmondo et Brigitte Bardot avec un vieux myanmarais, qui nous parlait de ce qu’il connaissait de la France, une famille nous demande avec gentillesse une photo. Nombreux sont ceux à n’avoir jamais vu de touristes, nous sommes une attraction pour certains.

       A la pause suivante, le moine assis devant nous descend aussi. Aux stands de nourritures, il demande plusieurs aliments qu’il reçoit en don de la part de la marchande. Le bus repartant, il avale goulûment comme de vulgaire chips les offrandes en regardant des vidéos sur son smartphone (sans écouteurs et le son haut). Entre les vidéos, ce sont de bruyants appels, ou alors il va sur son profil facebook. A dire vrai, ce n’est pas le premier moine que nous voyons avec ce type de comportement. Bien que nous soyons athées, nous ne comprenons pas les attitudes de ces moines. La foi religieuse a quelque chose d’atemporelle, détachée du matériel car animée par la spiritualité. Or de nombreux moines comme lui se promènent sans aucune gêne avec le dernier smartphone en main, récoltant les offrandes de croyants dont le total pluri-mensuels de leurs salaires n’équivaut même pas le prix du téléphone… Peut-être que notre lecture occidentale du bouddhisme est erronée. Ou peut-être la religion est à ce point détachée du matériel que cela n’a pas d’importance qu’un moine possède un téléphone dernière génération dans un pays de faible niveau de vie. Le soleil se couche à l’horizon, nous arrivons à Hsipaw dans une nuit moite. Après avoir posé nos sacs dans la chambre, nous ressortons dans la ville. Aucun éclairage public comme c’était le cas à Bagan et à Mandalay bien souvent, seuls les commerces sont illuminés. Nous hésitons sur le boui-boui mais n’avons pas réellement le choix. Le poisson dans la boîte plastique de la cuisinière semble avoir attendu toute la journée, de toute façon nous mangeons végétarien autant que possible. Heureusement que nos estomacs se sont renforcés avec le voyage, ce sont de costauds tout-terrain culinaires.

          Le petit-déjeuner est bien meilleur, des crêpes à la fleur d’oranger qui nous rappellent nos crêpes maisons. Après hésitations, nous acceptons la proposition de Jeff, un français, qui nous propose d’aller avec Matthias et Crisel (une canadienne d’origine philippine) nous baigner. Nous embarquons sur le Myitnge dans une barque au moteur de motoculteur qui pétarade tapageusement. Dans l’eau, des buffles prennent le bain sous l’œil attentif des éleveurs. Nous arrivons au point de baignade, qui se caractérise par des retenues d’eaux naturelles. Les myanmarais se baignent également mais habillés (quelquefois en maillot pour les hommes). La température de l’eau est agréable. Nous apprenons à nous connaître, Crisel est infirmière, pleine d’énergie. Matthias est à la fin de 7 mois de voyage en Asie du sud, il nous partage ses expériences sur la méditation. La journée passe ainsi en groupe.

          Après les crêpes matinales du jour suivant, nous partons pour la gare. Les billets s’achètent le jour du départ, et pour cause ils sont manuscrits. Nous prenons des sièges côté droit, en première classe cette fois (le ticket coûte 2 dollars). La gare avec ses bancs, son architecture, ses touffes d’herbe sur les rails, a quelque chose d’antan. Tout le monde, y compris les chiens traversent les voies sans que cela ne gêne le chef de gare. Nous sommes toujours subjugués de voir avec quelle facilité les femmes portent sur leurs têtes ces immenses plateaux, cette fois pleins d’en-cas pour les voyageurs. D’autres se sont installées sous la halle, disposant leurs plateaux de fruits, gourmandises et eaux sur des tabourets en guise de tréteaux. En attendant la venue du train, nous patientons avec un thé myanamrais, sucré et au lait.

        Un bourdonnement saccadé de grincements couvre les conversations, le train arrive en gare. Si nous avons pris la première classe (dont la différence de prix est dérisoire pour nos bourses), c’est que le trajet dure plus de 6 heures et a pour réputation de secouer. En montant dans le train, c’est très certainement le plus vieux moyen de locomotion de notre voyage. En seconde classe, les banquettes sont équivalent à des bancs, la première sont des sièges avec une couche matelassée. Des ventilateurs sont au plafond, les fenêtres ouvertes. Le contrôleur de la voiture prend place à côté de nous, pieds nus et les jambes étendues. L’ensemble de la voiture est une mémoire défraîchie. La peinture caille par endroit, les parties métalliques sont mouchetées du temps qui ronge la matière, les ventilateurs sont cotonneux de poussières, l’ancienneté teinte naturellement les fenêtres, sans omettre les nombreuses rayures pareilles à des rides à leurs surfaces. 9h50, c’est le départ, une poussée en avant soudaine comme dans nos souvenirs de chenilles pour enfant.

        Le train brinquebale dès les premiers mètres dans un puissant mouvement de balancier. A travers l’embrasure de la porte, l’ouverture parallèle de la suivante se distord continuellement, comme si les voitures dansaient un twist sautillant en rythme désaccordé. C’est encore plus visible en passant la tête par la fenêtre, le train ondule pareil à des floes de glaces chahutées. Sur nos assises, c’est pour nous un déhanchement inattendu. Mais, encore une fois ce sont les femmes les plus admirables, vendeuses ambulantes avec leurs plateaux sur la tête qui défient cette sempiternelle instabilité. Le train roule à faible vitesse, au point que des myanmarais attendent sur les bords des rails le passage de celui-ci, prêts avec quelques pas de marches à donner à la volée de gros sacs ou des paniers de marchandises. D’ailleurs il faut être vigilant en passant la tête dehors, car il n’est pas rare que nous traversions des couloirs de végétations, les voitures se frottent aux branches des arbres dans un bruit de pluie de gros grêlons. C’est là une autre dimension de ce voyage, l’univers sonore qui le rythme. Avec le cahotement continu, les voitures grincent à chaque oscillation, gémissent de bruits de tôles froissées, de claquements des portes. Il y aussi les conversations, dont on entend à peine quelques sons dans ce fracas acoustique.

        Dès que le train s’arrête en gare, la vie s’organise différemment. Des vendeuses ambulantes aux magnifiques tenues colorées font leurs apparitions dans les allées du train, il y a ceux qui ne descendent pas et achètent directement depuis la fenêtre de leur voiture. De nouveaux passagers montent, réduisant encore plus l’espace de sacs de différentes tailles. Sur le quai, les marchandages battent leurs pleins. Nous prenons le pouls de ces lieux de vies, parfois pour engager un bout de conversation comme avec un monsieur dont la famille était libanaise il y a trois générations. Dans un son puissant pareil à un cor, le train siffle en guise de départ. Les chiens aboient le roulis qui reprend, certaines vendeuses restent à bord. Les paysages sont ravissants, des vallées verdoyantes, d’épais palmiers, des champs de cultures où paissent parfois les buffles. D’autres fois les étendues sont de couleurs rouilles. Comme le train avance lentement, les travailleurs des champs voulant traverser les rails, attendent la fin de son passage avec à peine un mètre d’écart. D’autre fois, le train s’arrête au milieu de la voie.

Naung Peng

            A la gare de Naung Peng, nous croisons le train qui fait le chemin en sens inverse (il n’y a qu’un seul rail, donc un train fait le trajet dans un sens et l’autre dans l’autre, ils se croisent à la mi-journée toujours dans la même gare). Le train repart et arrive à un tunnel, il ralentit considérablement son allure pour s’engager doucement sur l’unique voie du viaduc Gokteik. Construction américaine inaugurée en 1901, long de 688m et haut de 97m, sa structure métallique presque art-déco détonne dans le paysage. Il enjambe la rivière Chungzoune. Si nous avons choisi d’être sur la droite du train, c’est pour être du côté du virage qui offre mieux à voir cette improbable structure qui résiste au temps. D’un pas lent, le train twist au sommet de l’ouvrage tel un funambule amusé qui joue à feindre son déséquilibre. Le viaduc passé, nous achetons à une dame des nouilles aux légumes, nous nous régalons. Ce chemin de fer illustre à merveille pourquoi nous chérissons le train, la vie locale et ses paysages, ses lumières et ses sonorités, ses inattendus et la temporalité distendue. Les couleurs du jour s’évaporent, la fenêtre est un tableau aux peintures doucement mouvantes. C’est avec presque une heure d’avance que nous revenons à Mandalay, alors nous en profitons pour dîner au troquet habituel avant de rejoindre l’auberge de jeunesse vers les 22h. Dans le lit, nos corps sont encore imprégnés du mouvement zigzaguant du train, a notre tour nous initions Morphée au twist sautillant.

La traversée du Viadux Gokteik

        Le lendemain matin, nous allons à la poste pour envoyer un colis de nos souvenirs achetés en route. C’est assurément un des bureaux de postes les plus atypiques où nous ayons mis les pieds. Comme d’habitude, nous découvrons les contraintes du pays. Par exemple nous ne pouvons pas envoyer nos cahiers d’exercices de calligraphie achetés en Chine car considérés comme documents. Il a fallu défaire notre carton, c’est un jeu du « ok » « not ok ». Souhaitons qu’aucune fourmi ne fera le voyage jusqu’à la France. Pour cette dernière journée à Mandalay, nous prenons du temps entre repos et travail sur le voyage. Le soir, nous nous autorisons un cocktail fruité à notre restaurant adoré, nous les remercions chaleureusement de leurs accueils et de leurs délicieux mets. Demain, nous continuons vers le centre du Myanmar…