Rencontre et spectacle de Yurabe Masami

UNDERWORLD FLOWER – Yurabe Masami

Mardi 12 décembre 2017 – Théâtre Butoh-Kan, Kyoto, Japon

Danse – Japon

Rencontre avec Yurabe Masami autour du spectacle UNDERWORLD FLOWER

                  Il y a des moments d’une intense et singulière poésie dans la vie d’un spectateur, Underworld flower de Yurabe Masami en est assurément un. Le kura, le lieu de représentation du Butoh-kan contribue fortement aussi à cette dimension enchanteresse. La danse de Yurabe Masami est pleine de douceur, de renaissance et d’éphémère. Avec lui nous traversons différents espaces, états et univers. Jamais une note d’intention n’a été aussi proche d’un spectacle et aussi juste dans son propos. Alors nous laissons parler les mots de l’artiste pour présenter son travail  par sa note d’intention:

« Depuis les temps anciens, nous avons été fascinés par les fleurs. Les fleurs sont toujours présentes dans les festivals, les funérailles, les cérémonies et les lieux de mémoire profonde.

Cette vie éphémère, fleur éphémère, ne discerne-t-on pas un monde hors du temps dans cette beauté éphémère?

Cet “au-delà du temps” est exprimé en japonais par le mot Yomi, qui se réfère au monde ci-dessous. Yomi est un espace de retour et de résurrection.

Ce lieu où les morts habitent n’est pas un autre monde isolé, mais extrêmement proche. Par exemple, pendant le sommeil ou dans les profondeurs des mots. Chaque nuit endormie, nous vivons dans le monde de Yomi, puis revenons à nous accompagnés d’un nouveau souffle de vitalité.

Plutôt que des îles isolées, nos corps ne sont-ils pas dans un grand océan au-delà du temps?

N’est-ce pas ce nouveau souffle du Yomi que les fleurs fleurissent?

Le Butō est pour moi une expression de ceci.

Ce n’est pas une présentation de quelque chose avec nos corps – mais de sentir que le corps lui-même devient le miracle outrageux d’une fleur.

Et avec votre propre corps aussi, le spectateur … »

Crédit photo: Oliver Halsman Rosenberg

Entretien avec Yurabe Masami

             A la suite d’une répétition, nous avons eu la chance de pouvoir de nous entretenir avec Yuarabe Masami à propos de son parcours et de son travail de danseur de Butō. Pour lui, cela a commencé par un stage de danse quand il avait 19 ans. Il n’avait jamais dansé de sa vie mais il a été curieux de découvrir le Butō. Le stage était sous la forme d’un camp durant cinq jours dans les montagnes près de Kyoto. Le choc a été grand. Sans eau, ni électricité, le camp se voulait comme un

Crédit photo: Oliver Halsman Rosenberg

rituel initiatique. Une approche agressive pour libérer l’intérieur des participants. Par exemple, ils ont dansé nus dans les montagnes, leurs cheveux ont été rasés et ils devaient faire toutes sortes d’activités (comme grimper aux arbres). C’était pour les encourager  « aux forceps » à quitter leurs repères communs et lâcher prise pour être pleinement en phase avec eux-même. Aussi, si cela pourrait être éloigné de ce que nous concevons d’un stage de danse, la danse du Butō a une grande connexion avec la Nature et l’Univers dans son approche. La danse engage une pleine conscience au monde. Ce stage a été pour lui à la fois violent mais aussi émancipateur. A ce moment de sa vie il se demandait ce qu’il souhaitait faire de sa vie, soudainement la porte de la danse s’ouvrait à lui.

                Le Butō à cette époque (années 70-80s) faisait parti de l’Avant-Garde, de la contre-culture. Kyoto était l’endroit le plus créatif et regroupait beaucoup d’artistes des milieux « undergrounds » de l’époque. Car le Butō était considéré à ses débuts comme une danse choquante (avant de devenir « tendance » et tomber progressivement dans l’oubli des standards culturels actuels – nous confirmons que peu de japonais connaissent cette danse). Yurabe Masami, dans cette effervescence artistique, a commencé à faire plusieurs collaborations artistiques et des spectacles. Il a ensuite développé sa propre approche et a eu l’occasion de présenter son

Crédit photo: Oliver Halsman Rosenberg

travail hors du Japon. En Europe notamment où il a été invité par exemple à la Biennale de la danse de Lyon. Au fur et à mesure qu’il a développé son univers personnel, il a enseigné ce qu’il a appris et donne toujours des cours à travers trois ateliers hebdomadaires (dont est issu Inagaki Miwako qui l’accompagne pour le spectacle). De part sa propre et constante recherche de mouvements, aujourd’hui plus que jamais, il se dit libre dans son art. Il explore ce qu’il souhaite sans contrainte car tout lui apparaît de plus en plus limpide artistiquement.

                Le point de départ de toutes ses créations est son propre corps. Tout son travail s’articule à travers une exploration intense de la corporéité et de chaque mouvement. C’est comme s’il cherchait à l’observer dans toutes les directions possibles, à le traverser par tous les angles imaginables. Tout passe à travers le corps et ses abysses intérieures. C’est à travers la dimension physique, sa recherche intérieure que tout se développe. A ses yeux, comme nous sommes dorénavant confrontés quotidiennement à des images choquantes, le Butō n’a plus cette valeur d’impertinence d’antan. Néanmoins, la pratique du Butō  n’a pas changé, mais le regard du spectateur oui. L’essence de la danse n’a pas évolué puisqu’il s’agit d’une recherche profonde du danseur. Selon lui, c’est pourquoi la danse Butō est essentielle aujourd’hui parce que elle est une danse de notre temporalité universelle (pas seulement japonaise). Le Butō est une résistance à nos sociétés contemporaines, du croissant individualisme où les gens deviennent étrangers à leurs propres sentiments et à leurs propres corps. Cette danse est un contre-pied à cette aliénation des corps et des esprits. Au contraire, le Butō est un retour au lien «  pour ne pas s’oublier » avec son propre corps. Ce pourquoi le Butō est aujourd’hui essentiel, il est la monstration du corps dans un monde où nos identités perdent leurs sensorialités au profit du numérique notamment.

A propos du spectacle Underworld flower

Crédit photo: Oliver Haslman Rosenberg

            Yurabe Masami est accompagné d’Inagaki Miwako pour ce spectacle. Dès les premières minutes qu’elle introduit entre mutisme et sons de cloches ponctuels, à petits pas, nous plongeons directement dans un univers de suspension, de silence et de contemplation. L’essence fantomatique d’Inagaki Miwako, mêlant à la fois l’absence et la pleine présence, transporte lentement le spectateur dans cet autre univers, hors de nos repères temporels.

Crédit photo: Oliver Halsman Rosenberg

              La porte d’entrée est restée ouverte. Dehors c’est la nuit noire et la fraîcheur extérieure rentre. Un son de cloche retentit, puis le silence. Ainsi commence le spectacle, à petits tintillements au timbre clair, à petits pas, avec les paupières mi-closes d’Inagaki Miwako vêtue d’un grand habit blanc. La nuque légèrement inclinée. Est-elle une présence fantomatique, un être entre l’éveil et le sommeil, c’est l’incertitude. De la même manière le lieu se métamorphose, avec sa lente entrée, nous sommes posément imprégnés. La porte coulissante est refermée, le son est soudainement brut au milieu de ce silence. Au rythme du corps lent d’Inagaki Miwako, l’espace/temps se changent imperceptiblement. L’atmosphère se charge d’un autre rapport au réel.

            Apparaît alors Yurabe Masami, debout, la peau recouverte de blanc, un point rouge au coin de chaque œil. La bouche légèrement tremblante, il laisse échapper un souffle limpide semblable à une légère brise entre les herbes des nuits calmes. Ses mouvements sont d’une fluidité constante, parcourant un chemin et ouvrant un autre. Il y a quelques chose  de très organique dans sa manière de mouvoir

Crédit photo: Oliver Halsman Rosenberg

son corps. Très clairement il apparaît comme animé par les mouvements d’une fleur oscillant au vent. Avec délicatesse et rondeur.

            L’expérience du spectacle d’ Underworld flower est très forte. C’est un langage corporel où les mots peuvent difficilement exprimer ce que nos corps de spectateur perçoivent et décèlent. Yurabe Masami fait usage de tout son corps, dans cet environnement réduit, il est la flamme d’une bougie vacillante que nous ne quittons plus des yeux. Il a puisé son travail dans le yomi cet « au delà du temps ». Contrairement aux premiers temps du Butō où les performances étaient choquantes et violentes comme un exutoire. Underworld flower nous fait vivre une expérience d’une grande force enveloppée d’une grande douceur. C’est une ode à la nature et à la renaissance. Une ode au corps et ce qui nous lie universellement.

       Nous remercions chaleureusement Yurabe Masami pour le temps accorder à cet entretien. Également un grand merci à Abel Coelho pour son précieux accompagnement dans la traduction des questions/réponses.

Underworld flower les mardi à 18h et 20h au théâtre Butoh-kan.

Plus d’informations sur : http://www.butohkan.jp/p_02.html