Cambodge

Du 01/03/2018 au 11/03/2018 Cambodge : Phnom Penh – Siem Reap

Visages d’Humanité

      A Ho Chi Minh Ville, au Vietnam, nous montons dans un bus qui va nous amener jusqu’à la capitale cambodgienne : Phnom Penh. Après une expérience vietnamienne parfois très ambivalente, nous sommes agréablement surpris de la gentillesse et la simplicité des chauffeurs cambodgiens. Installés dans le bus, nous arrivons à la frontière.

     Si l’Égypte évoque les pyramides pharaoniques ; le Pérou indissociable du Machu Picchu ; le Cambodge est inséparable d’Angkor. Ce site archéologique est parmi les rares immenses ensembles prodigieux érigés par l’Humanité. Angkor résonne comme un voyage aux seules sonorités de son mot. Mais le Cambodge suscite aussi une autre mémoire plus récente dans l’Histoire, bien plus noire, celle du régime Khmer rouge. Évidemment, le pays ne se réduit pas à ces deux épisodes historiques, le poivre de Kampot serait facilement une autre association immédiate au nom du pays. Néanmoins, ce sont celles-là qui nous habitent avant de découvrir le pays, ces deux périodes d’Histoires dont nous attendons d’en découvrir les visages.

     D’une certaine manière, nous ne savons pas à quoi nous attendre. Les échos que nous avons eu sont à la fois lié au merveilleux et à la dureté de la pauvreté. Le passage de la frontière ne pose aucun problème, si ce n’est qu’ils agrafent la carte de visite sur une page du passeport (heureusement pas sur le visa chinois…). Dès les premiers mètres, sur une route recouverte de terre sablonneuse, le contraste est là : hauts casinos et marchés locaux cohabitent (signalons que nous n’avions pas vu un seul casino au Vietnam, et que ce n’est pas la première fois qu’une frontière est un lieu privilégié d’implantation pour ces établissements). Le bus s’arrête, nous nous essayons à nos premiers mots de vocabulaire pendant le déjeuner. C’est dans la bonne humeur partagée que le jeune homme corrige notre prononciation, « Souaday ? Souasday ? Soussday ? ». Son sourire est radieux, franc et très communicatif. Le repas est très bon. Si nous n’étions pas des gros consommateurs de produits carnées dans notre vie française, nous le sommes encore moins en voyage. Outre l’aspect sanitaire de conservation de la viande, nos corps n’en réclament pas. Au contraire, nous avons le sentiment que sa consommation est en inadéquation avec le périple. Comme si manger de la viande ralentissait notre métabolisme qui n’a besoin que de légèretés. Tout dépend de chaque individu et de son corps.

     Dehors, les tuk-tuks rouge ou multicolores vrombissent en nombre. De même que les scooters qui sont conduits à tout âge. Les marchés sont nombreux et offrent de belles couleurs sur leurs étalages. XXIème siècle oblige, les boutiques de téléphones mobiles sont très présentes. Sans tomber dans un sentiment de « c’était mieux avant », il est évident qu’à travers notre voyage nous constatons ô combien le monde a changé  (et change sous nos yeux), tend inexorablement vers plus d’uniformisations comportementales – ou pourrions nous dire de numérisations comportementales. Ce changement est en accélération vertigineuse. L’anglais est parlé très souvent, les téléphones sont devenus l’opium moderne du peuple (n’en déplaise à Marx). Le téléphone portable est le lien aux autres mondes, et simultanément la frontière et l’asservissement de tous. Partout à quelques exceptions, nous avons croisés des nuques courbées sur leurs terminaux lumineux, absorbées par des jeux ou des vidéos souvent bêtes (les très jeunes ne sont pas épargnés). Même les marchands de souvenirs se sont désintéressés des flâneurs. En Europe la situation est égale, le désengagement politique en est un exemple concret. Le voyage est un déplacement, les contextes historiques changent. Cependant, malgré les grandes différences, progressivement nous constatons que nous allons vers moins de dépaysement mais plus davantage de nuances culturelles. Les maillots de foot des clubs européens portés par les enfants en sont un exemple supplémentaire. En revanche, si les espaces des mondes numériques se rapprochent, sont des pixels poreux, les écarts de niveaux de vie du réel restent immenses. Et soyons francs, le Cambodge apparaît comme le pays le plus pauvre que nous ayons visité jusqu’à maintenant. Sans que les gens paraissent miséreux néanmoins jusqu’ici.

      La campagne est très différente du Vietnam, les champs ont très peu d’arbres. Les parcelles sont plus petites, les maisons bien plus chiches. Dans chaque village, il y a au moins un panneau du Khmer National United Party, à la tête du pays (sans que nous ne voyons jamais une image d’opposition). Au fur et à mesure que le soleil s’évapore au loin, les villages laissent échapper des fumées blanches. Puis c’est la nuit noire à travers la vitre du bus, seules les lumières extérieures des maisons ou des scooters éclairent occasionnellement la route. C’est donc un contraste lumineux qui nous saisit en arrivant à Phnom Penh. Les rues sont éclairées, comme les places, sans compter les bandes parallèles colorées de l’étonnante tour propriété d’une banque. Enfin nous sortons du bus, la moiteur de la nuit nous enveloppe immédiatement. Avec elle, les premiers « Tuk-tuks sir ? » (les hommes s’adressent principalement aux hommes et inversement les femmes avec les femmes), auxquels nous répondons phonétiquement « Até orkoune Bong » (non merci frère). Formule de politesse magique, les chauffeurs n’insistent pas, rigolent de la réponse surprise ! XXIème siècle, nous nous dirigeons grâce à nos téléphones (nous non plus n’échappons pas au changement…). L’auberge est loin, comme le midi, dans nos estomacs vides, mais malgré tous les tuk-tuks, nous n’envisageons pas d’en prendre un car nous n’avons aucun riel. Enfin nous tombons sur un distributeur. Étrange, les montants sont par centaines alors qu’1 euro équivaut environ à 5000 riels. Nous doutons, mais il nous faut de l’argent alors nous essayons quand même. Nous inscrivons 50 000 (100euros)…le distributeur mouline…mouline… et c’est finalement refusé.

      Marcher dans la ville nous permet de nous rendre compte que sous les lumières artificielles, le niveau de vie des cambodgiens est bas. Souvent jusqu’au désolant niveau de la misère, peut-être même encore plus bas. Nombreux sont dehors, adultes comme enfants, dans la lourdeur nocturne. Certains tuk-tuks sont groupés et reconvertis en tables de jeux à argent. Les rues sont abîmées, les déchets en désordre, avec parfois l’odeur stagnante. Pourtant, de très gros 4×4 (plus gros que sur les routes d’Europe) circulent quelquefois. A croire qu’il n’y a pas de point médian dans le pays. Arrivés au petit hôtel après une longue marche, le réceptionniste nous dit que nous pouvons payer en dollars. Nous préférons le payer le lendemain en riels. La chambre est une mauvaise surprise… tachetée d’une myriade d’insectes morts partout ! Ils acceptent de nous changer la chambre, cette fois il n’y a que l’eau froide qui fonctionne. Qu’importe ! Il fait si chaud. Ils nous offrent deux jus d’orange avec glaçons, si nous nous méfions habituellement des glaçons, nous les buvons cette fois. Toutefois Aurélien reste perplexe de cette histoire de distributeur. Il ressort et découvre que le pays utilise en réalité deux monnaies : riels et dollars américains ! Et que nous avons failli retiré 50 000 dollars américains ! (ce pour quoi le retrait a été refusé). Il retire nos premiers riels. A une épicerie de nuit il achète de l’eau et de quoi manger. Première nuit cambodgienne d’une journée particulière.

        Le matin, le téléphone de la chambre sonne. Il nous faut changer de chambre. Dans la nouvelle, la climatisation goutte et inonde un des matelas. Re-changement… Plus tard, quand nous sortons, un chantier jouxte le petit hôtel. Pieds nus ou en claquettes, les normes de sécurités sont clairement absentes alors qu’ils coulent les fondations. En plus, la famille des ouvriers habite dans un abri de fortune sur le même terrain, se balançant sur un hamac. Les hamacs sont d’ailleurs présents un peu partout, même à l’arrière du tuk-tuk pour la sieste du chauffeur. Cela peut paraître anecdotique, mais après un séjour au Vietnam, notre grand soulagement dans les rues est sonore. Finis les klaxons à outrances et en tout sens, ici quand il y a un coup de klaxon, c’est qu’il est justifié. C’est d’un tel repos. En plus, comble de la gentillesse cambodgienne, les voitures s’arrêtent pour laisser passer les piétons (on a eu du mal à

Un vendeur ambulant vend nos beignets préférés d’Asie du sud est

reprendre l’habitude d’être prioritaires). L’autre grande surprise sont les sourires des cambodgiens ! Les sourires s’échangent comme on souhaite « Bonne journée ! » amicalement. Pour les premières rues, Phnom Penh est un mélange de tout, de nombreuses constructions à des maisons anciennes. Travailler pour l’agence d’électricité nationale doit être un sacré défi lorsqu’on voit l’entremêlement et les quantités de câbles qui courent le long des poteaux électriques. Très vite nous mangeons, c’est plutôt bon, il y a même du pain !

 

 

      Puis nous retournons au petit hôtel. Nous faisons le point : en arrivant à Phnom Penh, nous venons de parcourir plus de 40000kms depuis le début voyage, c’est à dire l’équivalence de la circonférence de la terre !!! Nous ne réalisons pas ! Nous réfléchissons à la suite, Barbara finit les calculs sur notre potentiel itinéraire sur la Chine : au moins 10000kms ! Nous remonterons plus haut que Séoul géographiquement ! En un sens l’aventure nous manque, comme l’auto-stop par exemple, mais c’est le moment de faire des choix (jamais facile à faire) à cause du temps et de notre budget : nous donnons la priorité à la Chine et au Myanmar. Le lendemain, nous changeons pour une auberge de jeunesse. Avant de sortir, nous regardons la météo extérieure : 41° en ressentie, 60% d’humidité. Dans ces conditions dantesques, sur notre chemin, nous croisons ceux que nous appelons poliment les familles de chiffonniers. Au milieux des nombreux tas de déchets qui s’entassent salement sur les trottoirs, les corps des parents et des enfants sont couverts de crasses noires. Les vêtements troués. Les visages enfantins sont burinés d’usures. Ceux des parents rompus. C’est une déchirure très profonde, très douloureuse. S’il existe des solutions (comme l’association française Pour un sourire d’enfant https://pse.ong/ ), il n’en reste que ce problème semble totalement ignoré du pouvoir cambodgien, dont ses représentants (identifiables aux plaques d’immatriculations) roulent en méga 4×4. Même dans la capitale, c’est la débrouille qui prime, comme les bouteilles de soda reconverties en bidons d’essences devant les épiceries.

       En arrivant à l’auberge, une excellente nouvelle nous réchauffe le cœur. Cévag, français rencontré en Arménie arrive ce soir au Cambodge ! En attendant, nous partons visiter Preah Barum Reachea Veang Chaktomuk (ព្រះ​បរម​រាជវាំង​ចតុមុខ), ou plus simplement le Palais Royal de Phnom Penh. Avant sa réalisation fin du XIXème avec l’aide du Protectorat français (dont les cambodgiens ont gardé le pain), les rois du Cambodge régnaient près d’Angkor. C’est avec le Protectorat français, après que les Siam (peuple de Thaïlande) aient rasé la ville, que Phnom Penh devient la capitale du pays. L’architecture est pour nous un ébahissement ! Nous n’avions jamais vu des bâtiments semblables à l’architecture Khmer avec cet enchevêtrement de toitures, ces frontons sculptés de la sorte et ces multiples représentations bouddhistes. Nous nous essayons, avec difficultés, à dessiner un des bâtiments au milieu des jardins taillés à la française. Il y a une collection d’objets d’Angkor. La chaleur nous assomme un peu. Mais peut-être ce qui nous surprend le plus ce sont les moines en toge (safran, ou orange éclatant ou rouge carmin) qui se prennent en photo avec leurs téléphones portables. Quand pixels et spirituel se confondent…Le soir nous retrouvons Cévag, avec qui nous nous installons à une gargote de rue. Il nous rappelle les bons souvenirs de la vie parisienne et nous lui échangeons nos conseils sur le transsibérien. Il nous raconte la Géorgie et l’Arménie (car il a eu le courage de prendre les dangereux transports géorgiens…). Une soirée habillée de simplicité et de joie de se retrouver.

     Le 4 mars, après hésitations nous nous décidons à visiter la prison S21 Tuol Sleng. C’est tristement un des nombreux lieux d’emprisonnements et de tortures les plus connus des quatre années du régime de Pol Pot. Nous espérons en apprendre plus sur les années sombres des Khmers rouges, pour cela nous prenons les audioguides. Soyons francs, nous ne sommes pas à l’aise à l’idée de marcher dans ce lieu de mémoires. L’endroit est chargé. De notre point de vue, aller à S21 Tuol Sleng est équivalent à se poser la question de visiter un Camp de concentration et d’extermination Nazi. C’est un lieu d’Histoire et d’histoires de l’atrocité humaine, y rentrer c’est pénétrer un espace de morts et de souffrances. Le choc est violent entre ce qui a été et aujourd’hui les shorts, débardeurs et claquettes de plusieurs visiteurs malgré le code vestimentaire requis.

     Dans la cour de cet ancien lycée, devant la tombe des 14 dernières victimes découvertes par les vietnamiens, nous écoutons les premiers enregistrements qui insistent sur l’horreur du lieu. Des photos sont présentes dans les pièces. Au début des années 70s, de la guerre du Vietnam, le peuple cambodgien est épuisé des bombardements américains (les vietnamiens passaient parfois par le Cambodge pour rejoindre le Nord). C’est la Guerre secrète. Pour donner un ordre d’idée, le Cambodge a été bien plus bombardé que l’ensemble des bombardements commis par les alliés pendant la Seconde Guerre Mondiale. C’est dans ce contexte de chaos, avec un roi corrompu qui réprimait durement les révoltes paysannes, que Pol Pot et ses jeunes suivants, à travers l’Angkar (l’organisation), prennent le pouvoir le 17 avril 1975. Très vite, dès le premier jour, le régime vide les villes pour établir des planifications agricoles. Mais tout est mal pensé, mal organisé et décidé autoritairement. Alors, Pol Pot prend peur de sa propre population, jusqu’à 167 sites comme S21 et 340 sites d’exécutions sont ouverts. D’abord y sont emprisonnés les anciens dirigeants politiques, puis les intellectuels (sachant que porter des lunettes par exemple signifiait être un intellectuel…), puis d’innombrables civils sans raisons tangibles. Enfin les membres eux mêmes de l’Angkar. Dans ces lieux « Là où on rentre mais on ne sort pas », il était interdit de crier pendant la torture. Sous l’impulsion de fer de Douch (surnom du directeur de la prison), les tâches étaient séparées. Il y avait les différentes catégories de tortionnaires, dont chacun devait faire preuve d’une grande maîtrise de soi et d’auto-critique (pour ne pas finir à S21 comme c’est arrivé pour beaucoup). Les conditions de détentions, de tortures et d’expérimentations y étaient abominables, inhumaines (nous passons les détails par respect pour les victimes). En fait sans mots pour qualifier de tels ignominies dont des traces rouges marquent encore le sol par endroit. D’autant que souvent, il s’agissait d’obtenir des réponses de personnes n’ayant rien à se reprocher. Dans certaines pièces, il y a des panneaux d’explications, des illustrations des tortures (souvent réalisées par le peintre survivant Vann Nath), de très nombreux portraits photographiques des cambodgiens dont la vie s’est éteinte entre ces murs. Visages en noir et blanc. Visages de l’Humanité.

      On estime qu’entre 12000 et 20000 personnes ont été tuées à la seule prison S21, avec seulement 12 survivants. Face à ces chiffres, le Douch s’est toujours défendu de n’avoir fait qu’obéir aux ordres. En 3ans, 8mois et 20 jours, près de 2 000 000 de cambodgiens sont tuées par le régime Khmer rouge. Le peuple souffrait en plus de famines. Fraîchement indépendant et craignant les soucis de son voisin, le Vietnam attaque le régime des Khmers rouge. Très vite l’Angkar fuit se réfugier en Thaïlande où Pol Pot mourra assigné à Résidence, sans n’avoir jamais reconnu sa responsabilité. C’est le choc pour les soldats vietnamiens qui découvrent les charniers et camps d’exécutions. Ils installent un nouveau régime. Cependant, à cause de la guerre du Vietnam, la Communauté internationale (USA, France, Chine, Allemagne, Royaume-Unis…) soutient au contraire les Khmers rouges (en opposition au régime communiste vietnamien) et nient les sévices perpétrés par ce régime jusqu’en 1991. D’ailleurs ce n’est que récemment que le Génocide cambodgien a été reconnu par le Tribunal International ( https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2018/11/16/cambodge-verdict-historique-dans-le-proces-des-derniers-chefs-khmers-rouges_5384158_3216.html ). Autant de morts en si peu de temps a grandement affaibli le pays (privé d’enseignants, d’agriculteurs ou de médecins) qui aujourd’hui encore se ressent. Le budget national dépend d’un bon tiers des dons internationaux. Si vous souhaitez en apprendre d’avantage sur le fonctionnement de S21, nous vous recommandons « S21 : la machine de mort khmère rouge » de Rithy Panh, où les peintures de Vann Nath.

     Inutile de préciser que nous en ressortons le cœur lourd, d’autant plus persuadés qu’un Mémorial serait plus approprié (moins dans mais plus face à l’Histoire, moins dans l’émotionnel mais plus dans le factuel). D’autant qu’en sortant les chauffeurs de tuk-tuks nous abordent immédiatement avec « Killing fields ? Killing fields ? » (littéralement « Champs d’exécutions ») en faisant un signe d’égorgement. Le lieu est à l’extérieur de la ville et quasiment tout le monde s’y précipite car « c’est un des trucs à faire de Phnom Penh », comme si S21 n’était pas suffisant à faire vomir le cœur d’atrocités. L’Histoire est devenue un business. Nous avons fait S21 pour en apprendre sur l’Histoire, pas par sensationnalisme. Nous rentrons nous reposer. Le réconfort du jour viendra d’une boulangerie française où nous mangeons des vrais sandwichs, avec pain et beurre. Ce n’est pas fou, mais ça remonte le moral. Dans la foulée de la soirée, nous filons à un spectacle au Musée National. Avant la représentation, une vidéo explique longuement et explicitement que les vidéos et photos sont interdites. De même, des panneaux d’interdictions compréhensibles de tous sont présents, visibles depuis l’entrée. Les lumières de la salle s’éteignent, à peine quelques minutes que les artistes sont sur scène que la presque totalité du public a dressé un rectangle lumineux au dessus de leurs têtes. Presque tous les « spectateurs » (de visages occidentaux pour la majorité) ont sorti téléphones et caméscopes comme à la kermesse scolaire, fièrement assis sur le respect de l’interdiction de prises d’images.

       Ça fait du réseau « social » en direct avec une qualité dégueulasse vue les conditions lumineuses, pire c’est un problème multi-générationnel de 20 à plus de 75ans ! Professionnels du spectacle que nous sommes, nous enrageons (aucun d’eux ces « spectateurs » n’oserait faire ça dans une salle en Europe), alors d’entendre rouspéter le sexagénaire français devant nous à qui Aurélien demande gentiment de ranger son combo caméra et portable – car regarder un spectacle avec un caméscope et son écran devant les yeux ça gâche tout – nous met hors de nous. C’est invraisemblable comment la grande majorité des touristes sont d’un irrespect complet en Asie du Sud-Est lors des représentations. Si le théâtre, la danse, le cabaret, le cirque sont appelés « Spectacle vivant », c’est parce qu’ils se vivent avec les sens et sur l’instant ! Inutile de l’enregistrer ! C’est là une des lignes majeures de séparation entre les touristes et les voyageurs : le Respect. Merci de nous avoir volé la magie des danses cambodgiennes. Finalement, peut-être que nous vivons trop en décalé avec notre temps, une photo de fin de spectacle ne suffit plus aux gens… Pourtant nous étions impatients de découvrir les chorégraphies khmers (conscients que nous ne sommes peut-être pas dans le meilleur des endroits). Rares ont été les moments à travers les différents tableaux où nous avons pu apprécier pleinement la finesse de la gestuelle, notamment de la grande précision du positionnement des doigts et du mouvement des mains. Les danseuses, toujours avec un demi-sourire figé à l’image d’une apsara, ondulaient telle une légère vague à travers leurs corps. Les paumes des mains à 90°, les jeux de pieds légers, l’ensemble se joue sur de fins détails d’un mouvement répétitif, d’un flexion particulière des doigts. Il y a eu de très beaux moments de grâces, d’autres un peu plus folkloriques (comme des duels de divinités).

       Le lendemain, nous entamons les démarches pour le visa du Laos. Barbara a l’intelligence de se souvenir qu’en mai il y aura les vacances chinoises (ce qui signifie qu’il faudra que nous essayons d’être sortis du pays). La chaleur est écrasante et Aurélien part seul sillonner les rues. Après un petit tour sous le dôme du Marché Central (Phsar Thmey) art-déco de la ville, qui date des années 30, il poursuit jusqu’à l’Université faîte de bâtiments flambant neuf. Est-ce que l’éducation est facilement accessible ? Difficile d’émettre un jugement, en tout cas c’est le bonheur des tuk-tuks qui forment une gigantesque file indienne sur la route. Puis Wat Phnom, l’une des anciennes pagodes de la ville (datant de 1926), où on y accède après un grand escalier à deux rambardes en corps de serpents. Là, un prêcheur aux merveilleuses rides plonge dans les flammes un rouleau de parchemins. Quand celui-ci commence à brûler à son extrémité, il le ressort et l’utilise tel un objet de bénédiction fumant et frappe plusieurs fois les croyants sur les épaules. Après une psalmodie à demi-voix, il jette définitivement le rouleau du croyant dans les flammes avant de recommencer le rituel avec la personne suivante. Il y a aussi une séance photo de mariés.

      Se laissant porter sur la promenade qui longe le Tonlé Sap qui croise le Mékong pas très loin, il y a là des pêcheurs avec face à eux les nouveaux beaux bâtiments. Phnom Penh est difficilement qualifiable, la débrouille est à chaque coin de rue, sur un vélo à éplucher et vendre des fruits de soleil, à transporter sur un scooter des blocs de glaces découpés à même le sol pour que les marchands mettent des glaçons dans leurs boissons. La ville est insaisissable avec son contraste permanent entre très riches et très pauvres. Il y a ces 4×4 brillants aux vitres teintées, ces immenses maisons qui se surélèvent derrières des portails et clôtures hautes. A côté, il y a les chiffonniers tuméfiés de misère. Bien entendu la ville est remplie de gens de « classe moyenne », mais les extrêmes se côtoient. Comme cette invraisemblable enfilade de touristes blancs assis et emmenés par des cambodgiens pédalant. Le confort de l’Occident n’a d’égal que la pauvreté du monde « invisible ». En rejoignant Barbara, celle-ci a travaillé intensément notre itinéraire chinois : qu’elle détaille autour d’un délicieux repas dans un restaurant d’une association d’insertion professionnelle.

      Le jour suivant nous récupérons notre visa laotien, retournons à pied à l’auberge prendre nos sacs. Mauvaises nouvelles, nous sommes en retard pour le bus de Siem Reap (ville qui borde Angkor Vat). Un rabatteur essaie de nous vendre un ticket au prix fort pour un bus de nuit, mais Aurélien se souvient d’une compagnie vue lors de sa promenade d’hier. Bingo ! Un bus part dans 45mins, il y a même un point de restauration. Signe positif, c’est uniquement rempli de cambodgiens ! Ce sont des personnes calmes, le bus s’endort avec nuit qui couvre le ciel. Il faut dire que la route est drôlement bonne. C’est après minuit que nous rejoignons notre hôtel, cette fois sans mauvaise surprise. Au petit-déjeuner, nous en profitons pour parler avec le jeune de la famille. D’abord de ses conseils d’Angkor, puis de la situation politique du pays. Discrètement, il nous dit que le régime n’est pas très démocratique. Par exemple, l’an dernier un important opposant a été emprisonné, que la semaine passée d’importantes manifestations ont eu lieux et se sont terminées avec plusieurs morts. L’enseignement public est surchargé (quand il y a une école), ce qui pousse les cambodgiens vers les écoles privées (américaines souvent). Les Universités sont difficilement accessibles à cause de leurs coûts. Il résume en nous confiant qu’il a plus l’impression que le Gouvernement œuvre pour son petit cercle de soutien que pour le pays. Évidemment nous lui posons la question des gros 4×4, il nous apprend qu’il n’y aurait pas ni concessionnaire ni lieu de fabrication dans le pays. Du coup tout est importé et super taxé (de l’ordre de 200% nous dit-il), ce qui explique qu’il n’y a aucun véhicule moyen de gamme. Le salaire minimum étant de 135 euros environ (154$) par mois. Il préfère prendre du recul et rire de tout cela. Sur ce, nous partons faire des emplettes pour les prochains jours, nous tombons sur un super-marché rempli de produits français. Il y a même du cassoulet ! Heureusement les prix gonflés nous ramènent à la raison. Nous rentrons planifier notre visite.

La précieuse carte d’Angkor. En rouge le chemin de la petite boucle, en vert la grande boucle. Des noms arrimés de mystères.

      C’est le 8 mars, nous nous réveillons tôt impatients de découvrir Angkor Vat (Vat signifiant temple, en français Vat s’écrit avec un V), avec l’espoir de ne pas être déçus. Ticket de 3 jours en poches, nous décidons aujourd’hui de faire la petite boucle en vélo (il y a deux circuits proposés, petite et grande boucle, avec la liberté de ne pas les respecter ou de s’en éloigner…). Nous sautons volontairement Angkor Vat (la star des lieux) car il sera plein de touristes quelque soit l’heure, nous nous échappons directement au temple de Bayon (construction fin XIIème milieu XIIIèmes siècles). Les premières lumières dorées caressent les pierres, parent d’or les nombreux visages sculptés du monument. C’est la spécificité du temple de Bayon, les nombreux faciès en relief avec yeux en amandes et doux sourires. Particulièrement sur les tours qui arborent un visage sur chaque côté. C’est prodigieux. Aujourd’hui nous sommes parmi les premiers entrants, c’est une sensation extraordinaire en ce début de jour de découvrir dans le calme ce lieu, ces regards de grès bordés de motifs finement ciselés que le temps a poli. C’est fascinant et magique ! Si le temps (et probablement l’Homme) a abîmé l’ouvrage, quelle ingéniosité et créativité ! Entre les pierres il n’y a pas de matière liante comme pourrait l’être du ciment, elles semblent tenir l’une sur l’autre. Du coup, quand on passe dans les allées couvertes, on se pose toujours la question « Et si… ? ». A pas de velours, comme si nous nous ne voulions pas soulever la poussière, nous explorons l’ensemble, nous nous arrêtons sans cesse devant ces visages éternels aux grands traits. Dans les cours, les pierres éboulées sont rassemblées. Les moulures sont de belles formes géométriques régulières, sur les piliers nous voyons les premières sculptures d’apsaras (nymphes ou muses dansantes). Nous sommes soudainement sortis de nos rêveries par un gros groupe de touristes bruyants. En quittant le temple, des singes sont assis sur les remparts comme des gardiens naturels du lieu. Sur les murs d’enceintes que nous longeons, une immense frise est sculptée. Elle est époustouflante de détails avec ce qui semble des scènes de la vie quotidienne, de la puissance de l’armée… Ce sont des mystères dont nous nous inventons des significations.

      Nous reprenons nos bicyclettes roses pour nous arrêter ensuite au temple Baphuon (construction au Xièmes siècles), auquel on accède en marchant sur une passerelle, que nous imaginons bordée de vases et lanternes enflammées. Derrière, le temple s’élève. Il permet de prendre de la hauteur. Au sommet, il reste quelques structures qui résistent au temps. C’est incroyable de penser que tous ces temples sont érigés sans matières liantes entre les pierres. En descendant, nous continuons vers le Preah Palilay qui semble oublié de la « masse » touristique malgré son charme. C’est là une des limites d’Angkor, si la majorité des temples sont surveillés, beaucoup ne le sont pas. Derrière nous arrive un couple qui grimpe sans états d’âme sur les vieilles pierres, sans penser à la fragilité de l’édifice, oubliant sûrement que prendre appui sur une sculpture est irrespectueux, tout cela pour un selfie. Bref, nous nous écartons en furetant seuls Nous contournons le Tep Pranam (dont l’accès est interdit) et sa grande sculpture de Bouddha ondulant furtivement la pierre, nous débouchons sur la terrasse des éléphants d’Angkor Thom. Elle doit son nom à des sculptures de pachydermes qui la soutiennent. C’est là d’ailleurs un des endroits qui nous émerveille le plus, il y a un passage bordé par deux murs arborant des frises de divinités sculptées. Les traits sont irréguliers, les visages souvent abîmés, mais la couleur magnifiée par un jeu de clair obscur entre la lumière solaire et l’ombre, est incroyablement belle. Nos yeux s’arrêtent sur chaque personnage, sur leurs bijoux, sur leurs expressions. C’est un spectacle statique prodigieux, nous entendrions presque la musique du spectacle devant ces êtres dansants. Cela devait être l’incroyable bas relief d’un temple.

La sculpture abîmée en relief mural du Bouddha couché du Tep Pranam (pas facile à voir, petit indice la tête est sur la gauche)

      Ce n’est pas encore midi que la chaleur lourde et suffocante s’est installée. C’est comme le souffle d’un four où les selles des bicyclettes sont des petites planchas. Nous donnons quelques coups de pédales, nous nous arrêtons dans une petite cabane en bord de chemin pour un pique-nique bien mérité. L’ananas acheté est délicieux, accompagne nos tartines de miel. Par la fenêtre, de l’autre côté du chemin, nous apercevons des singes qui passent. Si nous mangeons plus tôt, c’est aussi pour profiter ensuite de la pause du midi des autres. La pause terminée, nous visitons des vieilles pierres d’un petit ensemble effondré, oublié de la masse, exceptées des broussailles. Après les petites arches du Spean Thmor, nous faisons rapidement une nouvelle halte à Thommanon, qui est un agencement de petits corps de bâtiments aux sculptures toujours aussi étonnantes (certaines sont rénovées). Nous ne nous lassons pas d’entrer délicatement à l’intérieur de ces lieux d’histoires, d’où on croit entendre les susurres de prières inconnues. Le soleil à son zénith laisse à merveille filtrer sa lumière aurifère dans les pénombres des bâtisses. De nôtre côté, assis à l’ombre sans personnes d’autres autour, nous nous émerveillons de telles formes données aux pierres par les mains des sculpteurs.

_

Ta Prohm

          En poursuivant par des chemins de traverses, l’avantage du vélo, sur des pistes sablonneuses, à l’ombre des feuillages, nous arrivons à Ta Prohm. Le temple attire les foules, ici les arbres sont semblables à des calamars géants s’évanouissant du ciel dont les tentacules s’enroulent dans un mouvement figé autour des monuments. A croire que les ceiba pentandra, déjà capables de hauteurs pouvant atteindre les 40-60 mètres, cherchent à se tenir debout sur les toits des bâtisses afin de conserver un superbe point de vue sur le royaume dont ils sont les vieux gardiens. Ce mariage entre la pierre sculptée et le végétal est ébahissant, où a commencé l’impulsion des racines de ces géants ? Qu’importe la moulure ou l’art architectonique, la Nature regagne son espace perdu en poussant indifféremment les pierres. De ses multiples racines, elle referme sur certaines entrées sa toile arachnéenne – que l’Homme empêchera. Angkor au jour de sa re-découverte en 1860 par le naturaliste Henri Mouhot devait être irréelle (bien que le premier écrit européen à propos du lieu date du XIIIème siècle par un moine portugais et le premier plan dessiné par un moine japonais au XVIIème). Si on pourrait de prime abord penser à un duel entre les arbres et les bâtisses, il n’en est rien. En échange d’une assise, les ceiba pentandra offrent une ombre bienvenue aux façades inondées de soleil. Parfois le mauvais état des monuments est tel que les blocs au sols passent pour un jeu de kapla éparpillé. Puis nous visitons Banteay Kdei où nous retrouvons la quiétude du silence, le lieu est inexplicablement délaissé par les groupes de touristes. A notre plus grand bonheur. Il est vrai qu’il est un peu bossu, les âges ont travaillé l’aplomb des murs. Nous prenons le temps de nous rafraîchir d’ombre tant la chaleur nous diminue. La beauté des sculptures murales sont un jeu entre colonnades ciselées et fioritures bordant les apsaras. Le temps perd sa mesure tant nous nous émerveillons du spectacle. La danse, quels étaient ses mouvements et sa musique? Que devait-être la vie dans ces enceintes ? Quand en sera-t-il de même pour nos lieux communs ?

 

Banteay Kdei
Les portes des chemins de traverse et leurs blocs effondrés

    Au Kravan, nous découvrons un temple qui peut être privatisé. Des techniciens installent des projecteurs, des tables pour ce qui semblent être une cérémonie. Le lieu en brique a été rénové. C’est en ayant presque fini nos 3 litres d’eau que nous nous dirigeons vers Angkor Vat (construction début XIIèmes siècle), dont le nom est utilisé pour désigner l’ensemble de l’aire géographique réunissant les temples. Au loin apparaissent ses trois tours emblématiques comme trois immenses pommes de pain. Angkor est tout un symbole. Il est le symbole du drapeau national. Sa silhouette nous a longtemps laissé rêver. Mais qui dit grande renommée, dit grande foule que nous rejoignons sur le pont en flotteurs (la passerelle du temple est en rénovation). En entrant dans l’enceinte, nous comprenons son pouvoir d’attraction. C’est probablement celui qui a été le plus préservé et rénové. Il n’a pas de toitures ajourées, ni de murs brinquebalant, ni de végétation florissante à sa surface. La pluie a quand même effacé de nombreux visages. Malgré tout le lieu est beau, inspire le mystère et la curiosité.Après un escalier, nous voilà dans une cour intérieure au milieu de laquelle s’élève bien plus haut une terrasse. Nous nous insérons dans la file d’attente du seul escalier accessible et aménagé. Les escaliers des temples sont parmi les plus grands mystères, le degré de raideur de la pente de leurs marches est ahurissant. Les emprunter, pour monter ou descendre, affublé d’accessoires, devait se révéler d’un exercice d’équilibriste requérant une grande concentration. Ou alors était-ce la première étape vers une certaine spiritualité. Nous gagnons le promenoir en hauteur, le soleil nous gratifie de ses belles couleurs. Dans chaque temple les apsaras semblent différentes, ici elles sont les traits ronds et doux. Le lieu est harmonieux, et comme au sein des autres temples, il y a quelque chose de tellurique qui en émane. Une énergie insaisissable. Alors nous nous asseyons, prenons le temps d’inscrire ces moments dans nos mémoires. C’est le soir, le lieu se vide. Le soleil se mêle à la fumée des volutes d’encens.

 

Angkor Vat
Asparas dansantes

     C’est les corps épuisés de chaleur mais frissonnant de sensations que nous rentrons. Quelle journée incroyable dans notre voyage ! Nous nous concoctons une salade dont la fraîcheur est bienvenue. Après être partis à la recherche d’un chauffeur de tuk-tuk, nous préparons le déjeuner du lendemain pour la grande boucle.

     6h45 est l’heure à laquelle nous avons convenu avec le chauffeur de tuk-tuk de se retrouver. Comme la veille, nous savons que si nous sommes dès l’ouverture, nous aurons un temps d’avance sur les groupes de touristes. La magie des pierres est plus vibrantes dans le silence. Il a plu pendant la nuit, ce qui a rafraîchi les lieux. Après un arrêt à la porte Sud pour observer le cours d’eau, paisible, où se reflètent les teintes pastelles du jour naissant, nous filons au son de la pétarade du tuk-tuk au Preah Khan (construction XIIèmes siècle) . Nous y sommes les premiers. C’est un frisson inouï qui court à fleur de peaux. La poussière se soulève légèrement à nos pas, signe que nos foulées réveillent doucement le lieu. La mousse faisant corps avec les façades à l’odeur fraîche de la pluie nocturne. Si le temple n’est pas impressionnant par sa hauteur, il nous plaît profondément. Ses entrées obscures dévoilent de très belles et longues allées intérieures. Des apsaras magnifiques nous accompagnent de leurs postures si singulières. Des parties sont éboulées. A la croisée perpendiculaire des allées principales, une stupa de pierre se dresse. Quelquefois à la surprise du regard, une sculpture murale révèle une scène sibylline. Nous nous perdons dans l’émerveillement en même temps que nous y oublions la mesure du temps. Particulièrement en nous essayant au dessin. Quand nous décidons de nous arracher à ce lieu d’enchantement, nous retrouvons le chauffeur endormi dans le tuk-tuk. Plus de deux heures se sont écoulées ! Nous y serions restés la journée.

Le pont de la porte Sud

     Après un tronçon de route, nous marchons sur une longue passerelle au dessus de l’eau, d’où émergent des troncs d’arbres qui y ont trouvé leur bonheur. C’est extraordinairement beau ! En plus, nous ne voyons pas encore le Neak Pean… qui comme les arbres se révèle inaccessible au milieu de l’eau. C’est un jeu de géométrie entre les angles droits de la base et la forme ogivale qui s’élève. Il semble une entrée secrète vers les mondes souterrains de la Terre. Sur le retour, les araignées d’eau affleurent à la surface, au dessous de laquelle plongent les canards pour chasser. Nous faisons un petit saut au Krol To, dont il ne reste plus grand chose, si ce n’est un ornement religieux qui rappelle que la croyance n’est pas égale à la grandeur architecturale. Plus loin nous faisons la pause du midi et en profitons pour faire plus ample connaissance avec Mao, le chauffeur. Nous partageons notre pique-nique, mais à sa grimace, il semble que les biscuits soient trop sucrés pour lui, ce qui nous fait rire. Nous lui posons des questions sur le Cambodge. Il nous demande si nous sommes mariés. Au Cambodge, comme nous l’avions remarqué, il nous dit que le mariage est très important. Lui il a deux filles, quand nous lui demandons s’il est marié, c’est en rigolant qu’il nous dit non !

     Chaque moyen de locomotion a ses avantages, avec le tuk-tuk c’est celui de garder l’eau au frais quand les températures montent en flèches comme en ce moment. Puis il y a l’air qui sèche la sueur des vêtements ! La grande boucle se révèle, comme la petite boucle, un collier de perle rare monumentale et singulière. Ta Som (construction XIIIèmes siècle) n’échappe pas à la règle, particulièrement avec son entrée enchanteresse où un ceiba pentandra semble se tenir prêt à refermer ses racines au passage d’une âme imprudente. Le soleil est haut, assomme les corps des chats et chiens trop épuisés de chaleur pour se courser. Même les murs ont besoin de soutien avec d’épais châssis en bois. Le suivant, Pre Rup (construction Xièmes siècle), est une architecture étourdissante, qui se distingue soudainement à nos yeux. Premièrement sa taille, massive et très haute avec ses cinq tours s’inspirant du mythologique Mont Meru. Puis c’est sa couleur, aux nuances orangées qui contrastent fortement avec le ciel azur et la Nature intensément chlorophyllienne. Comme pour les précédents, les deux mêmes questions qui nous viennent rapidement: « Où ont-ils trouvé autant de pierre ? » et « Comment ont-ils eu de telles idées architecturales ? ». Lorsque le lieu vivait, il devait être encore plus époustouflant. A regret, nous ne maîtrisons pas suffisamment l’Histoire d’Angkor. Alors nous les explorons avec nos yeux d’enfants, nous nous posons des questions. Nous savourons le moment dans ce lieu merveilleux, imaginant les déambulations spirituelles, ou les danses ondulantes des apsaras à la lueur de flammes.

Pre Rup

Mao qui fait sa sieste pendant nos visites

     C’était notre dernier temple de la journée, non, Mao nous propose contre un supplément de poursuivre jusqu’au plus lointain « Temple des Dames ». Nous acceptons, d’autant que sur le chemin nous voyons défiler un aperçu de la vie locale. A croire qu’Angkor est inépuisablement faiseuse de rêve ! Le Temple des Dames, ou le Banteay Srei (construction Xèmes siècle), est une nouvelle surprise hautement improbable. D’une couleur terre cuite mêlée de noire, il est couvert de fioritures murales et sculptures en tout genres. Une exposition le jouxte et permet de comprendre dans quel état il était, que le temple que nous voyons aujourd’hui est une restauration de la ruine retrouvée. Il permet à la fois de se rendre compte de l’état dans lequel étaient les temples, et donc de l’impressionnant travail réalisé dans chacun d’eux; d’autre part, ainsi restauré, le Banteay Srei donne une image plus directe de ce que pouvait être la beauté des temples. C’est un magnifique point d’orgue à notre visite.

     Le lendemain, il nous faut ré-organiser le Laos, quel temps nous y restons et comment y aller. Autre souci à l’horizon, la frontière laotienne est réputée très corrompue… Nous partons nous renseigner sur des mini-bus, par hasard nous tombons dans un bureau. Son patron, un espagnol à la barbe mal rasée, entame agressivement. Il est direct, il n’aime pas les touristes comme nous qui veulent refuser de payer la « soit disant corruption ». Il nous avance des arguments pourris comme la fièvre jaune pour la fausse consultation médicale qui serait à payer (alors que la fièvre jaune est en Afrique et Amérique du Sud). Sans nous laisser parler il nous dit que c’est parce que rien n’est traduit en anglais à la frontière et que lui il sait lire le laotien (même en Russie ou en Iran il y avait des traduction anglaises…) que les gens ne comprennent pas qu’ils doivent payer. Quand il a fini de nous cracher son argumentaire vermineux, nous lui exposons notre point de vue et partons. Après un petit tour de bureaux cambodgiens, nous constatons qu’il est plus de 10$ plus cher par personne, pour quelqu’un qui n’aime pas les touristes, il en profite bien. Comme le soir est tombé, par curiosité, nous nous allons dans la « Rue des pubs », sorte de points de restaurations et d’amusement pour touristes en mal du pays. Nous nous laissons tenter à tremper nos pieds dans les aquariums, où des poissons viennent manger les peaux mortes des pieds. Les petits poissons nous font rire, dans le bocal avec les gros c’est une autre affaire. Il faut se concentrer pour ne pas croire bêtement qu’un d’eux emportera un orteil. Puis nous nous éloignons tranquillement pour nous arrêter dans un petit restaurant déguster deux plats au curry rouge.

     Le 11 mars un tuk-tuk collectif vient nous chercher, c’est la première fois que nous y montons. Déposés à une autre auberge, nous patientons l’arrivée…d’un mini-van. Par manque de monde, ça ne sera pas un bus comme promis la veille. Il n’y a pas beaucoup de places ni de conforts, mais cela fera l’affaire. La route cahoteuse rajoute du défi au trajet. Même s’il est 11h au premier arrêt, nous savons par expérience qu’il faut manger car le passage frontière sera peut-être long. Plutôt chanceux jusque là à ces points stratégiques , nous ne savons pas à quoi nous attendre (il y aurait une histoire de quelques dollars demandés en plus, celle d’un faux médecin et une fausse auscultation à payer…). A travers la vitre, il y a très peu d’arbres dans les étendues, comme à notre entrée dans le pays. La raison est-elle celle qui épaissit l’horizon d’une épaisse fumée ? Brûleraient-ils les forêts pour faire du charbon? Nous ne savons pas, mais nous quittons le pays comme nous sommes rentrés, accompagnés de fumées blanches.

    Un nouvel arrêt où en plus de l’attente il nous faut négocier une majoration surprise ! Nous en profitons pour changer notre destination pour Paksé. Un mini-bus arrive, certains ont eu à payer en plus d’autres non. Sur une route au milieu de nulle part, le doute joue avec nous. A la descente, étant les seuls en possession d’un visa, nous nous séparons du groupe. Si le poste de frontière ne ressemblait pas à l’architecture khmer, nous pourrions être au milieu de n’importe quelle brousse dans le monde tant le lieu est fantôme. Respiration à l’odeur de brûlé, nous avançons tous les deux. «Soussdaï», pas de réponse car le premier bâtiment est vide. Au second, la réponse est une main sortant d’une vitre teintée pour saisir nos passeports. Un temps. Coup de tampons pour la sortie du Cambodge et ils réapparaissent sans rien qui soit demandé. L’aventure cambodgienne prend fin, ses enseignements, ses émerveillements resteront dans nos mémoires. La Cambodge chamboule à bien des égards. Première épreuve administrative passée, mais c’est celle du Laos qui nous interroge le plus. Le mini-bus n’est pas encore passé, ni le chauffeur, ni le groupe toujours dans une cahute à faire leurs visas. Les doigts croisés, nous nous dirigeons vers le poste de frontière laotien.